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Le réalisateur, debout sur un tabouret, hurlait dans un mégaphone, d’une voix éraillée :

— Les janissaires et les mamelouks, à vos places ! Les haschischins, planquez-vous dans les cours ! Mais pas tous dans la même ! Seigneur, ce n’est pas possible d’être aussi bouché !

Simon s’approcha et dit avec fierté :

— Nous tournons l’épisode de « L’Attaque des haschischins ». Sept mille roubles dépensés pour les costumes, les armes et la location des animaux. Manifik !

— Es-tu bien sûr qu’il y avait des tromblons à l’époque de Haroun al-Rachid ? demanda Fandorine.

— Je les ai empruntés au film La Prise d’Izmaïl, en échange d’une bouchée de pain. Notre film est parlant. Nous avons besoin de coups de feu.

Le prodiouktor entraîna Fandorine à l’écart.

— J’ai une trrés grrande dimande à vous formuler… S’il vous plaît, ne refusez pas d’aller au raout de demain. Le propriétaire des lieux est un homme très important pour moi. Il a beaucoup entendu parler de vous. Il sait que Claire a abandonné pour vous un personnage régnant. Et puisque vous êtes encore en vie à l’heure présente, c’est que ledit personnage n’ose pas se venger de vous – d’après les conceptions locales, c’est la seule explication possible. Si vous alliez là-bas et que vous teniez des propos élogieux à mon endroit, mon crédit s’en trouverait fortement rehaussé aux yeux de l’investissior.

— Je suis vraiment très occupé. Pardonne-moi.

— Écoutè, murmura Simon, je ne vous demande pas quelles affaires vous amènent ici. Sans doute relèvent-elles du secret. Mais prenez en compte que Mesrop Karapétovitch peut se révéler pour vous très outile. Il a des relations partout.

— Qui peut se révéler utile p-pour moi ? dit Fandorine en haussant un sourcil.

— Mesrop Karapétovitch Artachessov, l’oncle de Léon. La réception en l’honneur de Claire aura lieu dans sa villa de Mardakiany.

Ainsi, voilà où se trouvera demain le lieutenant-colonel Choubine, songea Eraste Pétrovitch. Cela change la donne…

Il dévia cependant sur un autre sujet, afin de ne pas trahir son intérêt soudain.

— Je croyais que Léon Art était français.

— Non, son vrai nom est Levon Artachessov. Son oncle est un des piliers de la ville. Demain, tout le beau monde de Bakou sera rassemblé à Mardakiany. Vous m’obligeriez infiniment si vous glissiez un ptimo sur moi à Artachessov senior !

— D’accord, acquiesça Fandorine comme à contrecśur. Si tu en as tellement besoin…

Bon, une fois en dehors de la ville, à la datcha, je trouverai le moyen de forcer Choubine à un petit tietatiet, pensa-t-il, contaminé par le « mélange de français et de nijégorodien » de Simon.

— Miersi, Eraste Pétrovitch ! Vous êtes mon savior !

Un mouvement enfla dans la foule des badauds venus contempler le spectacle inédit.

— Ceux qui ne sont pas concernés par le tournage, serrez-vous du côté droit de la rue ! Libérez le champ ! crièrent les assistants.

Fandorine se rangea contre le mur poussiéreux d’une maison, en veillant bien à ne pas se salir. Massa resta à côté de lui, le poignard entouré d’une serviette calé sous son bras.

Un cortège s’étira le long de la rue. Claire sur son dromadaire se trouvait tout en tête de la caravane. Eraste Pétrovitch attendit qu’elle regardât de son côté pour brandir sa montre d’un geste éloquent. Claire joignit les mains en une prière : Ne partez pas !

À présent, tous les acteurs avaient le regard braqué sur lui. On chuchotait, on ricanait.

Il afficha sur son visage un sourire insouciant. Avec les dents serrées à bloc, l’exercice n’était pas simple.

— Tenez-vous prêts ! glapit le réalisateur d’une voix de fausset. Le chameau, c’est parti ! Au signal du mouchoir, les haschischins, en avant ! Les mamelouks, pas de décharge de fusil sans en avoir reçu l’ordre ! Messieurs dames, c’est aujourd’hui une journée historique ! Nous allons montrer au monde entier ce qu’est une véritable scène d’action ! Moteur !!!

La masse des figurants s’ébranla, dans le tintement des grelots, le cliquetis des boucliers et des sabres, cependant que s’élevait un nuage de poussière.

Eraste Pétrovitch observa avec un certain intérêt ce qui se passait, mais Massa, qui boudait encore Léon Art, avait ostensiblement tourné le dos et regardait de l’autre côté de la rue.

— Les haschischins, allez !!!

Des hommes enveloppés de capes blanches coururent vers le dromadaire en brandissant des sabres. Les faux nègres s’écroulèrent par terre. Claire renversa la tête en arrière et exposa devant elle ses bras nus avec élégance. Pas un cri ne sortit de sa gorge : sans doute le son serait-il enregistré plus tard.

— Les mamelouks, feu !!!

Une salve de tirs à blanc éclata, deux dizaines de canons crachèrent flammes et fumée.

Soudain Fandorine manqua perdre l’équilibre. C’était le Japonais qui, tout à trac, venait de le pousser brutalement par l’épaule.

— Massa, qu’est-ce qui te prend ?!

À cause du vacarme, il était impossible de s’entendre. Massa, sans un mot, désigna du doigt le pan de mur devant lequel Fandorine se tenait un instant plus tôt. Un trou béait dans le plâtre, au centre duquel luisait le cul de la balle qui s’y trouvait fichée.

Le Japonais tendit l’autre main vers l’avant. En suivant son index, Fandorine aperçut, tout au fond de la cour située en face, une fumée qui s’élevait au-dessus d’une loggia au premier étage.

— Hayaku ! s’écria Massa en se jetant à travers la troupe de figurants. Vite ! Il va s’enfuir !

Eraste Pétrovitch s’élança derrière lui, sans oublier de se courber très bas pour ne pas gâcher la prise de vues.

La cour, ceinte d’une galerie en bois, fut franchie d’un seul élan. Fandorine tenait à la main son nouveau Webley, fabriqué sur commande, qu’il n’avait encore jamais mis à l’épreuve ; Massa brandissait le poignard abandonné par l’agresseur de la gare. Personne cependant ne tirait plus.

Escaladant quatre à quatre l’escalier branlant collé à la façade, Eraste Pétrovitch déboucha dans une boîte poussiéreuse et grinçante de deux toises de long sur une et demie de large. La loggia avait été vitrée autrefois, mais à présent la moitié des carreaux manquaient. Sur le rebord de fenêtre se trouvait une carabine montée sur un trépied ; le canon scintillait, glissé à travers l’une des ouvertures béantes ; par terre traînait un étui de cartouches vide.

La porte délabrée qui donnait sur l’intérieur de la maison oscillait encore sur ses gonds rouillés. Quelqu’un l’avait franchie quelques secondes auparavant.

Massa écarta son maître et s’y engouffra le premier. Fandorine le suivit, prêt à ouvrir le feu.

Un logement vide. Inhabité depuis longtemps. Des trous dans le plancher, des murs lépreux, des lambeaux d’étoupe pendant du plafond.

Plus loin se découpait une autre porte, entrouverte, par laquelle se déversait la lumière.

Le Japonais ne prit pas la peine de tirer le vantail : pour gagner du temps, il sauta en l’air et l’enfonça avec tout l’encadrement. Il atterrit sur le sol dans un grand fracas, au milieu d’un nuage de poussière et d’éclats de bois, le poignard levé.

Fandorine, quant à lui, s’arrêta sur le seuil.

La demeure se révélait non seulement inhabitée, mais à moitié en ruine. Le mur extérieur manquait et la pièce béait sur la rue. Le soleil du couchant allumait des reflets rougeâtres aux débris de verre et aux tessons qui jonchaient le sol. Il n’y avait plus de toit : les chevrons mis à nu laissaient entrevoir le bleu profond du ciel.