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Les deux hommes s’approchèrent du bord, regardèrent à gauche, puis à droite.

Le tireur avait sauté en bas, bien sûr. Il avait tourné au coin de la rue ou bien dans une cour voisine, s’il ne s’était pas simplement fondu au milieu des passants. Aucun espoir de le rattraper à présent.

— C’est peine perdue, dit Fandorine. Retournons plutôt à la loggia. J’aimerais vérifier quelque chose.

De retour à l’endroit d’où était parti le coup de feu, Eraste Pétrovitch se pencha pour examiner avec attention la carabine et l’appareil de fixation.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il en se redressant.

— Cet homme s’était soigneusement préparé. Il savait que vous viendriez sur le lieu du tournage et qu’il y aurait une scène de fusillade. Ainsi, personne n’entendrait le tir de carabine.

Massa s’accroupit pour évaluer le secteur que l’arme pouvait couvrir.

— Une bonne position. On a vue sur la moitié de la place et sur presque tous les badauds dans la rue. Vous pouviez vous tenir n’importe où, vous étiez de toute façon sur la ligne de tir.

— Conclusion ?

— Elle est évidente. Il faut chercher parmi ceux qui savaient que vous seriez ici dès neuf heures et qu’il y aurait du bruit pendant le tournage.

Fandorine haussa les épaules.

— Dans le hall de l’hôtel, n’importe qui a pu surprendre ma conversation avec Claire. Pas forcément un membre de l’équipe de tournage, l’endroit est sûrement fréquenté par d’autres personnes. J’ai également demandé mon chemin à la résidence du g-gouverneur, où l’on croise aussi pas mal de visiteurs. Le criminel a eu tout loisir de s’installer dans la loggia pendant que nous errions, tous les deux, dans le labyrinthe des rues.

Massa n’émit pas d’objection.

— Alors il y a autre chose. L’agression à la gare n’était pas une simple tentative de vol. Quelqu’un tient très fort à vous tuer, maître.

— Je vais t’en dire plus.

Eraste Pétrovitch tapota le trépied.

— Pourquoi ce chevalet, à ton avis ?

— Poul assuler la visée. Moins de leculu, et le guido ne tolembulu pas, répondit le serviteur en russe.

Il avait quitté son Japon natal à une époque où les armes à feu n’y étaient guère à l’honneur et n’en avait acquis la terminologie qu’une fois sur d’autres rives, aussi préférait-il parler fusils et pistolets en russe ou en anglais.

— Non, pour stabiliser l’arme, il eût suffi simplement de poser le canon sur le cadre de la fenêtre, c’est très pratique.

— Katappo ! s’exclama Massa en se frappant le front.

— Oui. Un manchot. Et de tout cela, il découle…

— Qu’Ulysse-san attendait votre arrivée. Le manchot qui cherche à vous tuer est envoyé par votre ennemi.

— Précisément.

Eraste Pétrovitch retraversa la cour, plongé dans une profonde réflexion :

Par conséquent, on peut abandonner l’hypothèse de bandits écumant la gare. Et d’un.

Ulysse a appris d’une manière ou d’une autre que l’homme qui en veut à sa peau était en route pour Bakou. Et de deux.

Il savait également par quel train j’arriverais. Et de trois.

Et quatrième point : il a pris ma venue suffisamment au sérieux pour organiser deux attentats coup sur coup en l’espace de quelques heures.

La fuite n’a pu se produire qu’en un seul endroit : Tiflis. Qui était au courant de l’affaire ? Le colonel Pestroukhine, personne d’autre. Cependant, il serait absurde de soupçonner le chef de la direction de la Gendarmerie d’entretenir des liens avec les révolutionnaires. Lui-même, comme le défunt Spiridonov, a été depuis longtemps condamné à mort par les terroristes !

Il manque un maillon dans la chaîne logique…

Ils débouchèrent dans la rue alors que le tournage était déjà terminé. Avec des gestes précautionneux, les nègres ressuscités aidaient Claire à descendre de son dromadaire.

— Eraste, comme c’est gentil de m’avoir attendue !

Il s’approcha et salua.

— De quoi désiriez-vous m’entretenir ?

Fandorine poussa un soupir.

— Écoutez, vos collègues vont-ils désormais passer leur vie à me reluquer ?

Son épouse posa sur lui un regard empli d’un amour absolu, regard peaufiné pour son rôle dans La Fille sans dot : « Que m’importe ce qu’on raconte ! Je puis être avec vous n’importe où. Vous m’avez enlevée, vous devez à présent me ramener chez moi ! »

Elle prononça d’ailleurs à peu près les mêmes paroles :

— Que m’importe ? Qu’ils regardent ! Vous êtes mon mari, et je suis votre femme ! Nous devons être toujours et partout ensemble ! Je ne suis pas en droit, je le sais, de vous formuler des griefs. Je suis infiniment coupable à votre endroit, j’ai accordé trop peu d’attention à votre personne et à notre relation. Toute mon âme, tout mon temps sont voués à l’art, à cette malédiction, à cet opium qui assèche ma vie ! Aussi, tout vous autorise à me punir cruellement et à ruiner ma réputation !

Nouvelle exploitation du « don lacrymal ». Mon Dieu, quel ennui…

— Bien, mais que désirez-vous ? coupa Eraste Pétrovitch. Que vient faire ici votre réputation ?

Cette fois-ci, Claire fondit en pleurs pour de bon. Fandorine savait reconnaître ses vraies larmes : en de tels moments, son épouse cessait de « tenir son visage », il s’altérait et recouvrait un aspect humain normal. Mais l’époque était depuis longtemps révolue où Eraste Pétrovitch était ému de ces rares instants de naturel. En outre, il devinait parfaitement ce qui affligeait Claire : elle prenait conscience que son charme n’opérait plus.

— Vous ne m’aimez plus, dit-elle dans un sanglot. Vous êtes devenu comme un étranger… Vous n’avez plus que faire de moi.

— Que voulez-vous ? répéta-t-il, commençant à soupçonner la raison de tout ce mélodrame. Que demain je vous accompagne chez votre b-bienfaiteur ?

— Il n’est pas mon bienfaiteur ! En aucune façon ! Mais de cet homme dépend le sort d’un film dans lequel j’ai investi tout mon talent. Oh, je vous en supplie !

Elle se tordit les mains en un geste dont on n’use que sur scène, et dans la vie, jamais.

— Je sais combien vous détestez les assemblées nombreuses. Mais il vous suffirait de vous y montrer ! Ne faites pas de moi la cible des ragots ! Il n’est rien de plus ignoble que le rôle de l’épouse que son propre mari dédaigne !

— Très bien. Nous arriverons en même temps, et puis je p-partirai.

Claire cligna des yeux. Elle ne s’attendait pas à une si prompte victoire.

— Vous n’allez pas changer d’avis ?

— Non.

Ses larmes séchèrent aussitôt, tandis que son visage s’illuminait d’un sourire triomphant.

Elle est certaine d’avoir trouvé une nouvelle clef ouvrant mon cśur, songea Fandorine : on pleure un bon coup, et on peut faire de moi tout ce qu’on veut. Grand bien lui fasse.

— Pourquoi devons-nous aller là-bas, maître ? demanda Massa quand Fandorine eut pris congé de Claire.

Le Japonais était, bien sûr, resté derrière lui et avait écouté toute la conversation.

— Pour avoir un entretien sérieux avec Choubine. Dès lors qu’Ulysse est au courant de mon arrivée, il n’y a aucun sens à se cacher d’un homme qui p-peut se révéler utile. Il faut parvenir à savoir si les dossiers de la police ne conservent pas la trace d’un boiteux habitant la Ville Noire. Un autre invalide m’intéresse également : un manchot qui, malgré son infirmité, manierait fort bien le poignard et le fusil.