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Léon Art venait à leur rencontre, tout barbouillé de fumée de poudre, mais l’air très satisfait.

— Gagné ! annonça-t-il triomphalement. À Bakou, les couchers de soleil ne durent guère, mais nous avons capté la lumière à temps !

Et en effet le soleil, qui un instant auparavant baignait encore la Vieille Ville d’une lueur mordorée, disparut derrière les toits. D’un coup, sans transition, le crépuscule fut là, colorant tout de bleu.

— Un fusil factice ? demanda le réalisateur après un coup d’śil à la carabine que tenait le Japonais. Qu’il est moche ! J’espère qu’il n’était pas dans le champ.

Massa tourna le dos fort impoliment, mais l’autre ne releva pas l’affront.

— Les Américains pourront prendre des leçons auprès de nous ! C’est autre chose que leur minable Attaque du grand rapide !

D’un ample geste circulaire, il désigna chameaux, chevaux et figurants.

— Voilà ce que c’est que d’avoir de l’envergure ! Voilà ce que c’est qu’une vraie scène d’action !

Conversation avec le diable

L’homme qui occupait toutes les pensées de Fandorine se trouvait à ce moment à quelques kilomètres de Bakou, dans une maison vide.

Ce n’était pas seulement la maison qui était vide, mais tous les quartiers environnants – et ce depuis que la raffinerie de pétrole Moursaliev, située dans cette partie de la Ville Noire, avait fait faillite. Les ateliers avaient fermé, les entrepôts étaient condamnés, les baraquements d’ouvriers désertés. Le propriétaire du logement, Hassan le boiteux, était resté seul habitant de ce lieu mort, où il occupait la fonction de gardien d’usine.

Une planque excellente, tout simplement parfaite.

L’homme était étendu sur un lit défoncé, les mains croisées derrière la tête. À cause du smog qui régnait en permanence sur la Ville Noire, le crépuscule tombait plus vite qu’à Bakou. La fenêtre était encore gris pâle un instant auparavant, et voilà qu’elle était presque opaque à présent. Durant la nuit l’atmosphère épaissie de fumée s’allégerait, les étoiles s’allumeraient dans le ciel, mais pour l’instant une seule lueur brillait dans l’ombre, celle d’une cigarette.

Un moineau se promenait sur le rebord de la fenêtre, entre les deux battants.

En face du lit se dessinait une vague silhouette trapue : là, sur la chaise, s’était installé l’éternel interlocuteur de l’individu couché.

— Alors, piaf de malheur, on cause un peu ? marmonna ce dernier.

Le moineau picorait comme si de rien n’était. Premièrement, la voix ne s’adressait pas à lui. Deuxièmement, il n’y avait pas de voix.

C’était cet homme, sur le lit, qui conversait avec lui-même. En pensée. C’était lui qui avait posé la question et lui encore qui y répondit, dans le plus grand silence :

— Allez, le Cornu. Tant que le Crabe n’est pas là, on peut bien bavarder un peu.

Une veste était pendue au dossier de la chaise. L’homme l’y avait placée exprès, pour avoir à qui parler.

Dialoguer avec le diable était entré depuis longtemps dans ses habitudes. Cela l’aidait à filtrer ses réflexions.

L’homme était parfaitement sain d’esprit, il ne souffrait pas de schizophrénie, n’était pas déchiré de contradictions intérieures et traitait sur le mode humoristique Ivan Karamazov et l’śuvre de Dostoïevski. Mais la pensée de discuter avec un adversaire intelligent, acerbe et d’humeur critique se révélait très productive. Il est toujours utile de soumettre ses opinions et ses projets à l’épreuve du scepticisme. Il ne croyait pas au diable, bien entendu, pas plus qu’à Dieu, cependant il aimait bien l’allégorie de l’ange révolutionnaire décidé à renverser la dictature céleste.

Les dernières semaines avaient été mouvementées, il n’avait pas trouvé le temps de souffler, de rassembler ses idées. Or voilà que se présentait une occasion de bavarder avec un type malin.

Un type malin ! L’homme éclata de rire tout bas.

— Quelle mouche t’a piqué d’aller traîner tes guêtres à Yalta ? dit le diable sur un ton de reproche. Pourquoi t’en prendre à ce minable chicaneur de Spiridonov ? Pourquoi t’exposer au danger juste avant une affaire énorme ? N’as-tu pas honte, le Pivert ?

« Le Pivert », c’était ainsi que l’appelaient les gens pour qui ses véritables activités n’étaient pas un mystère. Depuis toujours, depuis sa plus tendre enfance, il ne choisissait que des surnoms liés aux oiseaux. Et celui-ci tirait son origine d’un joli, quoique peu connu, proverbe russe : « De becquetée de pivert, chêne est bientôt percé. »

— Tu t’es conduit comme un crétin ! ajouta la silhouette. Tu t’es fait repérer, et maintenant tu paies les pots cassés.

Dans la vie réelle, personne n’eût osé parler au Pivert d’un ton si agressif. Le diable était caustique, blessant. Mais toujours sensé, bien souvent il soufflait des idées pertinentes. L’individu au nom d’oiseau n’avait personne d’autre au monde avec qui il pût parler à cśur ouvert. Et c’était tant mieux. Un poète bavard avait dit : « Aucun homme n’est une île. » Mais le Pivert pensait de lui-même qu’il était une île justement. Une grande, qui plus est. Si grande qu’elle pouvait passer pour un continent. Comme l’Australie. Ou même encore plus grande.

Qu’est-ce qu’une île ? C’est de la terre ferme, de toutes parts entourée d’une masse liquide, absurde et ondoyante.

— Va te faire voir, répondit le Pivert. Tout travailleur a droit au repos. C’est pour cela d’ailleurs que nous nous battons. J’ai tout préparé, il ne reste plus qu’à attendre. Bon, je me suis absenté, je me suis pris un peu de vacances. Et alors ?

— Tu chasses l’Éléphant, et tu t’en vas courir après un rat. C’est idiot.

— Mais agréable. Ça m’a remis du cśur au ventre.

Ce dialogue superficiel s’interrompit.

Toute la vie du Pivert était gouvernée par un seul immense objectif. Il n’en parlait jamais avec personne, excepté avec le diable. Mais il y pensait souvent. Presque tout le temps.

Dans sa petite enfance, il avait vu au parc zoologique un énorme animal, sale et amorphe. L’éléphant était gigantesque, l’enfant minuscule. Mais l’enfant avait tendu le doigt, plissé les paupières, fait « Pan ! » – et avait imaginé le titan s’effondrant, battant l’air de ses pattes grosses comme des troncs d’arbres.

La chasse à laquelle il avait consacré tant d’années touchait à sa fin. L’Éléphant était condamné, rien ne pourrait le sauver.

La direction du Parti avait baptisé l’opération d’un romantique « Des ténèbres à la lumière ». Le Pivert l’appelait à part lui « la Chasse à l’Éléphant ».

Les roues dentées s’emboîtaient l’une dans l’autre, les cliquets réglaient leur course, tout fonctionnait comme un mouvement d’horloge.

Restait à résoudre un dernier problème, le plus épineux : comment procéder avec la garde ? Tant qu’il n’aurait pas trouvé une idée, il serait impossible de donner l’ordre d’agir.

Réfléchis, cervelle, réfléchis !

Eh ! il ne manquait pas de lieutenants, mais pour les tâches les plus essentielles, il ne pouvait se reposer sur nul autre que lui-même. Et il en avait toujours été ainsi.

Quand, après l’échec de la révolution, on l’avait expédié en Transcaucasie, le problème du Parti était de redresser ses finances. Dans cette marche de l’Empire, il se brassait d’énormes quantités d’argent, et l’étreinte policière y était plus relâchée qu’au centre. À cette époque, on misait principalement sur les « expropriations » : on pillait des paquebots, on dévalisait des banques, on jouait, en somme, aux gendarmes et aux voleurs. Pareil mode de financement faisait grand bruit, mais se révélait peu efficace. L’action la plus sensationnelle, l’attaque du fourgon du Trésor de Tiflis, en 1907, avait rapporté un quart de million, mais pour quel bénéfice ? Les numéros des billets volés avaient été diffusés dans toute l’Europe, et une multitude de camarades s’étaient grillés en cherchant à écouler cet argent.