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Le Pivert avait vite compris qu’il fallait poser le problème autrement. Sans publicité, sans heurts, sans désagréments policiers. La tête de pont idéale n’était pas Tiflis, mais Bakou. C’était là que jaillissait la plus puissante fontaine d’argent, des éclaboussures volaient dans tous les sens, il n’y avait qu’à placer un seau dessous. S’y trouvait également une source inépuisable de cadres révolutionnaires : Turcs au sang chaud, Arméniens enflammés, prolétariat prêt à en découdre. À quoi s’ajoutait un facteur non négligeable : une police repue et accommodante.

Peu à peu, un système s’était mis en place, qui convenait à tous, et par conséquent était promis à perdurer. Il était fondé sur la « contribution volontaire » du grand capital. Le business pétrolier était en effet très vulnérable : une allumette, et de l’entreprise génératrice de superprofits il ne restait plus que des cendres. Ce n’était là qu’une des méthodes possibles, il en existait d’autres tout aussi lucratives.

Dans les faits, depuis un certain nombre d’années, le Pivert pourvoyait seul au financement de l’ensemble du Parti. Intarissable, la source bakinoise irriguait un territoire immense, allant de Saint-Pétersbourg à Vladivostok, d’Arkhangelsk à Zurich. La plus efficace, la plus rentable des entreprises fonctionnait impeccablement. Tout marchait comme sur des roulettes, aucun souci à se faire. Une seule question se posait : au nom de quoi ? Tout ce brigandage (quel autre nom lui donner ?) ne trouvait de sens et de justification que dans le grand but poursuivi : renverser l’Éléphant. Sans lui, le Pivert n’eût été qu’un simple maître chanteur et extorqueur de fonds, un caïd à la tête d’une bande de malfrats. Alors qu’avec l’Éléphant il dirigeait une troupe de chasseurs.

— Tes rabatteurs ne vont pas te jouer un sale tour ? dit le diable, rompant le silence. Tes hommes n’inspirent guère confiance.

C’était la vérité vraie. Il rencontrait plus de problèmes avec ses propres lieutenants qu’avec la police. La chose est connue depuis longtemps : on a parfois des amis qui nous dispensent d’avoir des ennemis. Ses anciens camarades du parti social-révolutionnaire lui donnaient bien du fil à retordre, de même que les mencheviques, les nationalistes, et plus encore les anarchistes, tous à moitié cinglés. Les seuls à se montrer vraiment compétents étaient les bolcheviques. Les autres avaient la tête pleine de fatras.

Peu importait. Le Pivert avait l’habitude de travailler avec des « infirmes ». À Bakou, il y avait pléthore d’estropiés. Telle était cette ville : dangereuse et dentue. On y laissait qui un bras, qui une jambe. Les accidents du travail étaient la meilleure propagande contre l’exploitation capitaliste. Cependant, par « infirmes », le Pivert n’entendait pas les boiteux ni les manchots, mais plutôt les sans-cervelle. Oh, comme ils étaient nombreux engagés dans la révolution ! De toutes les nuances, du rose pâle au rouge épais tendant vers le noir. On consacrait une masse de temps et d’efforts considérable à régler les relations entre les différents participants à la chasse. Les « mauséristes » arméniens se bouffaient le nez avec les Robins des Bois turcs ; les S-R gonflés de prétention étaient convaincus d’être plus importants que tous, parce qu’ils comptaient dans leurs rangs les travailleurs des transports ; les mencheviques fourraient leur nez partout sans pour autant lever le petit doigt, et ces idiots d’anarchistes refusaient d’obéir à qui que ce fût.

Oui, ses chasseurs étaient bêtes et désorganisés. Mais il avait réussi malgré tout à les rassembler. La majorité ne soupçonnait même pas l’identité du gibier poursuivi.

— Ceux qui se mettront dans nos jambes, nous les éliminerons. Pour éviter qu’ils ne sabotent l’affaire, promit le Pivert à son interlocuteur.

— Je n’en doute pas. Mais reconnais que tu as commis une bévue en allant à Yalta. Tu es revenu avec un chardon accroché à tes basques, un chardon nommé Fandorine.

— Tu as raison, concéda le Pivert. Toutefois, cette complication ne sera pas difficile à résoudre. Ce rossignol-là aime chanter en solo, et par conséquent ne présente guère de danger. La maladie dont souffrent tous les régimes en déliquescence est d’évincer les gens de talent pour les maintenir sur le bas-côté. Un individu isolé, même très vif et très habile, on en vient facilement à bout.

À cet instant, deux coups de revolver retentirent au-dehors, à faible distance. C’était le signal convenu. Dans la Ville Noire, et qui plus est la nuit, on pouvait prendre ses aises. Même si quelqu’un entendait les détonations, il ne serait pas étonné.

Le Pivert s’en trouva ragaillardi. Finalement, le « rossignol » le rendait nerveux malgré tout. Ou plutôt l’idée que ses vacances à Yalta eussent pu mettre en péril la Chasse à l’Éléphant.

— Qu’est-ce que je te disais ? s’exclama-t-il en riant avant de poser les pieds par terre. Voilà le Crabe. Autrement dit, il n’y a plus de Fandorine qui tienne.

Il était convenu de répondre au signal par un autre coup de feu.

Le Pivert tira un Mauser de sous l’oreiller et le brandit. Quelques plumes s’éparpillèrent – tout ce qui restait du moineau.

Il faut dire qu’il était assommant à la fin, à tapoter du bec.

Un banquet à Mardakiany

— Il m’est venu à l’esprit une idée que personne n’a encore eue ! Le monde sera sous le choc ! Après le succès du Calife, je pourrai tout me permettre ! Même un film sur la boue !

Depuis qu’ils avaient quitté l’hôtel, Simon n’avait cessé de parler. Il était monté avec Fandorine et Massa dans leur cabriolet fatigué, tout dernier véhicule du cortège qui s’étirait à présent sur la route de campagne. En tête roulait une luxueuse limousine noire, puis venaient trois démocratiques Ford, et enfin, à quelque distance, l’antédiluvienne Parsifal. Ils n’avaient rien trouvé de mieux à louer. Les prix en ville étaient inouïs. Si à Moscou – et même en Europe – Eraste Pétrovitch se sentait appartenir à la classe aisée, à Bakou sa situation eût été jugée fort modeste.

Cinq cents roubles pour une semaine de location d’un vieux tacot qui atteignait à peine les quarante kilomètres-heure !

Bakou était sans conteste la ville la plus chère de l’Empire. Et peut-être de tout le continent européen. Alors que dans les provinces centrales un homme possédant cent mille roubles passait pour riche, dans cet eldorado pétrolier, la fortune commençait au million, et la presqu’île d’Apchéron était probablement peuplée d’autant de millionnaires qu’il y en avait dans tout le reste de la Russie.

Des deux capitales, telles des mouches attirées par le miel, affluaient ici à tire-d’aile avocats, ingénieurs, restaurateurs, commerçants, artistes et beautés professionnelles. Fandorine avait lu dans un journal que le maire(4) de Bakou touchait des émoluments incroyablement élevés : cinq fois plus que ceux du maire de Tiflis, alors que le siège du gouvernement général du Caucase était Tiflis et non Bakou.

Il avait découvert que même le prolétariat bénéficiait ici de salaires très convenables. Un ouvrier plus ou moins qualifié travaillant sur une tour de forage ou dans une raffinerie de pétrole ne gagnait pas moins de soixante roubles, soit autant qu’un conseiller titulaire dans la Russie profonde. Or il fallait encore que les prolétaires fassent grève et réclament davantage.