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La Parsifal soufflait comme une asthmatique, cahotant dans les ornières. La poussière s’élevait en nuage au-dessus de la mauvaise route, se déposait sur les verres des lunettes d’automobiliste de Fandorine, ainsi que sur la cape dont il avait pris la précaution de couvrir son smoking blanc. Le soleil était à son zénith, ses lourds rayons tombaient d’aplomb, tel un sirop bouillant. Bien sûr, il eût été plus raisonnable de louer une voiture fermée, mais si Eraste Pétrovitch avait opté pour un cabriolet, c’était pour une raison bien précise : il savait que sa femme aurait peur d’y ruiner sa coiffure.

Il avait vu juste. Claire et Léon Art étaient partis dans la Rolls-Royce envoyée par l’oncle de ce dernier, les autres membres de l’équipe de tournage invités s’étaient répartis dans les Ford, et à présent Fandorine, Massa et le prodiouktor, qui s’était joint à eux, avalaient la poussière à l’arrière de la file.

— Un filumu sul la boue ? s’enquit Massa. Et la censule le laissula passer ?

— Je veux parler du pétrole.

Simon désigna les derricks de la Ville Noire qui se profilaient au loin (la route menant aux lieux de villégiature passait par là).

— Aucun cinématographiste n’a encore eu l’idée de s’intéresser à cette boue collante, grasse et noire ! Or moi, j’en ai tant vu ici, tant entendu ! Ancrouayable ! Oh ! c’est bien plus impressionnant que les mines d’or ! Tant de passions, tant de crimes ! Féiérik, fantastik ! Quels sujets ! Quels personnages ! Ils ne demandent qu’à être portés à l’écran ! Seuls des hommes de fer peuvent travailler dans le pétrole. Les mollassons ne survivent pas. On m’a raconté l’istouar d’Alexeï Ivanovitch Poutilov, directeur de trois compagnies pétrolières. Il avait interdit à sa fille de se marier avec le jeune homme qu’elle aimait. La pauvrette a avalé de l’arsenic. Son amoureux s’est tiré une balle dans la tête le jour de ses funérailles, juste devant sa porte. Et voussavè comment a réagi le père, ce Poutilov ? Il a déclaré : « Eh bien, il ne nous manquait plus que de l’opérette à deux sous. » Pas mal, non ?

— Ignoble, répondit Eraste Pétrovitch en freinant pour franchir un tuyau enterré en travers du chemin.

— Mais pour moi, c’est comme si le film était déjà tourné ! Ou bien, tenez, un autre homme de fer, Salkovski, le directeur du département des Mines. Protecteur de plusieurs ballerines, habitué de la Riviera, à qui les Rothschild ont fait obtenir la Légion d’honneur. Aucune décision importante concernant le pétrole ne passe par le gouvernement sans son aval. Un joyeux homme, léger, charmant – rien ne lui fait peur ! On lui propose un pot-de-vin, on lui dit : « Nous vous versons vingt mille roubles et vous garantissons une confidentialité absolue. » Et lui répond : « Donnez-moi plutôt quarante mille, et bavardez avec qui vous voudrez. » Ce n’est pas un homme, c’est un blindage de chez Krupp !

— Des cuirassés de cette espèce, nous en avons légion dans l’Empire, fit observer Fandorine en freinant de nouveau, cette fois-ci au passage d’une étroite voie de chemin de fer au-delà de laquelle s’étendaient les champs d’exploitation et les usines.

Là, au croisement, se dressait un poste de police qui semblait protéger les quartiers « propres » de l’enfer qui s’étendait jusqu’aux portes de Bakou. La veille, dans le train, occupé qu’il était à rédiger son journal, Eraste Pétrovitch n’avait guère pris le temps d’observer la Ville Noire. À présent, il en avait tout le loisir.

Même dans les célèbres champs de pétrole du Texas, il n’avait jamais rien vu de pareil. Tout ici était noir en effet : les murs des bâtiments d’usine, des entrepôts, des baraquements, les flancs des citernes cylindriques, les tours de forage. Noire était la terre sur laquelle serpentaient en tous sens d’innombrables pipelines d’identique noirceur. Des flocons de suie et de cendre flottaient dans l’air. Les flaques et les mares étaient même très belles, qui chatoyaient d’une épaisse nacre irisée : elles contenaient plus de pétrole que d’eau.

Sans doute est-ce là le spectacle qu’offrira la planète lorsque les industriels cupides auront couvert d’usines le moindre lopin de terre, anéantissant toute végétation, songea Eraste Pétrovitch. Asphyxiée, la vie s’éteindra. Tout sera ainsi, noir et mort.

— Pourquoi la plupart des b-bâtiments sont-ils vides ? demanda-t-il. Je pensais Bakou en plein boum pétrolier, or on ne voit presque personne. La moitié des stations de pompage sont arrêtées. C’est à cause de la grève ?

— Pas seulement, répondit Simon. Car comment ça se passe ici ? Quand il n’y a plus de pétrole sur une parcelle, on laisse tout en plan. Ou bien quand on fait faillite. Ici, les faillites sont nombreuses. Et puis il y a la grève, biensiour.

Cependant, à droite de la chaussée apparut un établissement qui semblait bouillonner d’activité. Ses cheminées soufflaient énergiquement des nuages de fumée, des tuyaux couraient de toutes parts vers ses hauts murs – sur le sol et dans les airs, soutenus par des poteaux. Vue à vol d’oiseau, l’usine (si c’en était bien une) devait évoquer une araignée tissant une toile géante.

Simon usa toutefois d’une autre métaphore :

— C’est le cśur de la Ville Noire. La station de pompage de l’oléoduc national. Elle aspire la production de toutes les raffineries avoisinantes pour la réexpédier dans le pipeline principal. Imajinè : d’ici, le pétrole parcourt près de mille kilomètres jusqu’à Batoumi et alimente toute la Russie, toute l’Europe.

L’oléoduc national ? Alors on comprenait que les portes fussent gardées par une escouade de gendarmes et qu’à chaque coin se dressât un mirador où veillait une sentinelle. L’État s’était adjugé la part la plus lucrative de l’industrie pétrolière. Et c’était sans doute juste. Qui plus est, on n’avait pas à redouter de grève. En Russie, on ne faisait pas grève dans les entreprises d’État.

Ils poursuivirent leur route. À présent, des deux côtés, les derricks s’alignaient à faible distance, plantés les uns à côté des autres. Fandorine aperçut des hommes qui s’affairaient au milieu d’une mare noirâtre, juste sous les madriers soutenant une de ces pyramides de bois. Dos courbé, souillés de la tête aux pieds, ils se passaient à la chaîne des seaux pesants qu’ils vidaient dans un grand tonneau.

— Pour pareil travail, soixante roubles par mois, ce n’est g-guère payé finalement, dit Eraste Pétrovitch, se rappelant s’être étonné de la cupidité des prolétaires bakinois. Moi aussi, je f-ferais grève.

— Ceux-là ne font pas grève. Et personne ne les paie soixante roubles. Encore heureux s’ils touchent cinquante kopecks à la journée. Voyez : c’est un vieux chevalement, le puits est en production, il n’y a même pas de tarière. Sur ces puits-là aujourd’hui, seuls travaillent les Persans. Brrr, horrior ! fit Simon en rentrant la tête dans les épaules. Vous n’avez pas encore vu ceux qui sont au fond, qui puisent le naphte. On m’a dit que beaucoup s’asphyxient, et que la matière liquide les aspire. Personne ne va les tirer de là, ils ne sont pas inhumés. Pour ne pas avoir d’explications à donner à la police.

Fandorine frémit en tournant la tête vers la scène de cauchemar qui semblait sortie des pages de L’Enfer de Dante.

Les lois du profit sont impitoyables, se dit-il. Pourquoi payer plus, pourquoi consacrer de l’argent à améliorer les conditions de travail, quand il se trouve des gens pour qui n’importe quel travail est une aubaine ? Combien l’Empire comptait-il d’usines, de mines, de carrières où le tableau était exactement le même, ou à peine un peu mieux ? L’État, qui aurait dû contraindre les propriétaires à traiter humainement leurs ouvriers, négligeait cette mission et, lorsqu’un conflit éclatait, il se dressait de toute sa puissance du côté du capital. Tout cela ne promettait rien de bon pour l’avenir…