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L’atmosphère nauséabonde de la Ville Noire rendait la chaleur encore plus intolérable.

— C’est assez étrange d’organiser un raout au beau milieu de la journée quand on vit sous un c-climat aussi aride, observa Eraste Pétrovitch d’un ton mécontent. Le soir, au moins, on ne serait pas rôtis par le soleil.

Simon eut un sourire.

— Ne vous inquiétez pas. Dans la villa de Mesrop Artachessov, vous serez au frais.

— Comme est-ce p-possible ? On peut se préserver du froid au moyen d’appareils de chauffage, mais il n’y a rien qui protège de la chaleur. Excepté l’ombre peut-être. Et ici il n’y a pas d’arbres. Sur cette terre imprégnée de pétrole et de sel, rien ne pousse !

— Lorsque vous verrez Mardakiany, vous serez surpris. C’est un parradis ! On y a appris à vaincre la canicule. Savez-vous ce qu’a imaginé la société Nobel ? Ils ont aménagé pour leurs employés une cité où la température à l’intérieur des maisons est toujours de vingt degrés en été. L’hiver, ils font venir des montagnes des centaines de tonnes de glace qu’ils entreposent dans des caves spéciales, puis ils soufflent de l’air froid par des tuyaux au moyen d’un compresseur. Mais Artachessov dispose d’un système encore plus performant. Je pense que nulle part au monde on n’en trouve de semblable.

Le cortège de voitures déboucha dans la plaine. Il n’y avait plus là ni ateliers ni usines, mais les derricks bordaient toujours les deux côtés de la route – en rangs moins serrés toutefois. Au bout d’un quart d’heure, une bande vert foncé se dessina à l’horizon.

— Et voilà Mardakiany. Pas de pétrole là-bas, en revanche des arbres à profusion. Et de la brise, parce que l’autre côté donne sur la mer. Tous les Bakinois aisés possèdent ici un chalè ou un chatô.

L’automobile ne s’était éloignée de la ville que d’une vingtaine de verstes, mais on aurait pu croire qu’elle s’était transportée d’une zone climatique à une autre – du désert à une région subtropicale. Les rues étaient ombragées, l’air était embaumé de fraîcheur et de parfums floraux, même le soleil semblait s’être un peu adouci et relâché : il n’était plus brûlant ni aveuglant, mais dispensait caresses et clins d’śil à travers l’épais feuillage.

La caravane s’arrêta devant un somptueux portail doré – qui n’eût pas fait injure à Buckingham Palace. Le long de la grille d’enceinte s’alignait une interminable file d’automobiles de luxe et de landaus en bois laqué. Non loin de là, un orchestre de premier ordre jouait une valse viennoise. Des lampions multicolores pendaient aux branches des acacias, quelque peu superflus dans la lumière du jour.

— Voilà comment vit Mesrop Artachessov, déclara Simon avec la même fierté que si toute cette magnificence eût été l’śuvre de ses mains.

— On d-dirait le rassemblement d’une milice.

Fandorine observa avec intérêt les gens qui se tenaient par groupes à côté des voitures. C’étaient des gaillards à la mine patibulaire, les uns coiffés de bonnets de caracul noir, d’autres arborant tcherkeska et papakha gris, d’autres encore un bechmet blanc, et tous armés jusqu’aux dents.

— Que font là ces brigands des montagnes ?

— Ce sont des gardes du corps. Ici, Eraste Pétrovitch, on ne peut s’en passer. Vous avez vu, lors du tournage dans la Vieille Ville, comme nous étions protégés ? C’était Mesrop Karapétovitch qui avait envoyé ses hommes, à tout hasard.

Fandorine, d’un mouchoir parfumé, essuya la poussière maculant son visage, puis s’examina dans un miroir de voyage.

— Mais pourquoi ont-ils l’air si f-féroces ? On les croirait prêts à se tirer dessus.

— Sié toujourr camsa, je suis déjà habitué. Ceux avec des étuis en bois sont les gardes du corps des millionnaires arméniens. Ceux avec des étuis en cuir sont au service des magnats du pétrole musulmans. Les Arméniens aiment les Mauser. Les Turcs préfèrent les revolvers. Les uns comme les autres sont de sinistres bandits, et ils ne peuvent se supporter. Mais ils ne vont pas jusqu’à se massacrer. En tout cas, pas tant que leurs patrons arrivent à s’entendre.

Les trois hommes s’engagèrent à la suite des autres invités dans une allée semée de sable rouge menant à une grande bâtisse de style toscan, cependant, avant d’y parvenir, tous prirent à droite pour s’enfoncer dans les profondeurs du parc.

— P-pourquoi n’allons-nous pas dans la maison ?

— On ira ce soir, à la fraîche. Il y aura là banquet et bal. Mais pour l’instant, il fait grand soleil, et tout le monde est au plus bas.

— C’est-à-dire ?

Simon esquissa un sourire énigmatique.

— De votre vie, vous n’avez vu pareille chose. Jamè.

À présent, il était clair que l’orchestre se trouvait à quelque distance derrière une rangée de thuyas plantés serrés. Le son était étrange, comme s’il montait des entrailles de la terre. On entendait également un bruit de clapotis. Eraste Pétrovitch supposa que la haie vive dissimulait une pièce d’eau ou une fontaine.

— Je vais vous attendle ici, maîtle, déclara Massa en s’inclinant avec affectation.

Fandorine était accoutumé aux lubies de son assistant, aussi s’abstint-il de protester. Si Massa voulait rester là, à son aise. Du point de vue du Japonais, un vassal était tenu de conduire son seigneur jusqu’au lieu de la sublime solennité, mais se devait quant à lui de rester à l’extérieur. Ce n’était point là une manière de s’humilier, mais tout au contraire une pure manifestation de fierté et d’arrogance. Il n’était pas de serviteurs plus insolents ni plus conscients de leur valeur que les Japonais et les Anglais. Pour eux, tout être humain devait s’enorgueillir de la position qu’il occupait. Un butler britannique avait un jour avoué à Eraste Pétrovitch qu’en aucun cas il n’eût échangé son destin pour celui de son lord. Au Japon, nombre de samouraïs eussent sans doute déclaré la même chose.

— Attention, montre-toi poli avec les c-coupe-jarrets du coin, car je te connais…, dit Fandorine en le menaçant du doigt. Et pas touche aux servantes. Ici c’est l’Orient, on ne plaisante pas avec ça.

Prenant un air digne, Massa lui tourna le dos.

Après un dernier virage, le chemin débouchait sur un berceau de roses odorantes.

Eraste Pétrovitch s’avança d’un pas, et s’arrêta net. Devant lui béait un gouffre d’où s’échappaient des notes de musique, des rires, des éclats de voix, un murmure de ruisseau.

Un étroit sentier bordé d’un garde-fou suivait le périmètre intérieur de la haie de thuyas, tandis que toute la partie centrale était excavée jusqu’à trente ou quarante mètres de profondeur. Le palier supérieur d’un escalier offrait une vue fantasmagorique : au milieu d’un grand bassin de la taille de cinq ou six courts de tennis jaillissait une fontaine éclairée par-dessous, autour de laquelle flottaient quelques barques d’une blancheur immaculée, pareilles à des cygnes. Les bords de la pièce d’eau se noyaient dans une ombre dense, où d’innombrables invités allaient et venaient par petits groupes, ou se tenaient immobiles. Simon avait raison : bien qu’il eût fait le tour du monde, Fandorine n’avait jamais vu un moyen aussi radical de combattre la canicule. Il était impossible d’imaginer, même de manière approximative, la fortune que ce caprice avait dû coûter au maître des lieux.

Un ascenseur aux allures de bonbonnière dorée permettait également d’accéder au jardin, mais une queue s’était formée devant la cabine, composée d’artistes de cinéma, aussi Eraste Pétrovitch préféra-t-il emprunter l’escalier.