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En bas, à chaque coin de l’esplanade dallée de marbre de diverses couleurs, une terrasse était aménagée : l’une accueillait l’orchestre, l’autre le buffet, la troisième des tables de jeu pour amateurs de cartes, et la quatrième divans et narguilés. À mesure que l’on descendait (il y avait huit volées de marches), la chaleur se faisait moins sentir, pour enfin céder le pas, tout au fond, à la fraîcheur. Les hautes parois du trou étaient maçonnées et couvertes de fresques montrant des images du paradis. Trois lourdes draperies de velours masquaient, semblait-il, l’entrée d’autant de grottes artificielles découpées dans la roche. Sur la tenture de gauche était représentée une dame en crinoline, sur celle de droite un gentleman en haut-de-forme (ah ! tout était clair !) ; celle du milieu s’ornait d’un blason constitué de fauves héraldiques et d’un petit derrick en son milieu.

Fandorine fit halte au tout dernier palier. Ses yeux s’étaient accoutumés à la pénombre et il pouvait à présent observer les personnes réunies là.

L’assemblée était mixte, pour moitié européenne et pour moitié orientale. Uniformes et smokings alternaient avec les tcherkeskas ; l’éclat des épaulettes avec le scintillement des gazyrs(5) dorés. Les dames affichaient également des allures très variées, les unes en robes décolletées, les épaules nues, quand d’autres arboraient des costumes asiatiques, certaines même entièrement voilées.

Soudain une vague sembla parcourir la foule. Tout le monde se retourna vers la cabine d’ascenseur, d’où sortit Claire, un charmant sourire aux lèvres, accompagnée de Léon Art. Elle portait une étroite robe argentée qui soulignait la fragilité de sa silhouette ; le réalisateur, en queue-de-pie noire, ses cheveux lâchés sur les épaules, une orchidée à la boutonnière, semblait lui aussi tout droit issu d’une gravure de mode.

Un beau couple, pensa Fandorine. Pourquoi ont-ils besoin d’un empêcheur de tourner en rond ? Vivement qu’on en ait fini…

Un homme rondelet dont la calvitie rayonnait au milieu d’une couronne de cheveux d’un noir fort peu naturel fonça à la rencontre de l’invitée de marque, la saluant avant même d’être parvenu jusqu’à elle.

— Eraste ! Eraste ! lança Claire en regardant autour d’elle avec un air de détresse tout à fait délicieux. Messieurs, je suis aujourd’hui avec mon mari. Ah ! le voici ! Messieurs, permettez que je vous présente Eraste Pétrovitch Fandorine.

Tous les regards se fixèrent sur l’heureux époux de la « star », tandis qu’il descendait les dernières marches en grinçant des dents.

— P-pourquoi me salues-tu ? demanda Fandorine à Simon, d’un ton irrité.

— Pour que tout le monde voie quel personnage important vous êtes, murmura le prodiouktor.

— Je me soucie bien peu de leur considération…

Mais force lui fut de cesser de bougonner. Claire était déjà devant lui. Avec une touchante attention toute conjugale, elle arrangea son faux col (pourtant irréprochable) et l’embrassa sur la joue. Le rôle de l’épouse aimante venait d’être joué en quelques traits laconiques, à la Stanislavski.

La rencontre entre l’équipe du film et son bienfaiteur et sponsor ne fut pas sans évoquer quelque audience impériale. Le premier à s’approcher du millionnaire fut son neveu, Léon. Il fut suivi par Eraste Pétrovitch et son épouse, tandis que Simon restait légèrement en retrait dans une attitude de respect. Puis vinrent le chef opérateur et deux acteurs qui, la veille, jouaient les rôles du chef des haschischins et du chef des mamelouks. Tous les autres se postèrent en arrière, en demi-cercle, et saluèrent abondamment de loin.

Une fois face au généreux Mesrop Karapétovitch, Fandorine ressentit une sorte de malaise, et mit quelque temps à comprendre ce qui le suscitait. Ce n’était pas, bien entendu, la richesse du crésus bakinois. Ni l’éclat inquisiteur de ses petits yeux noirs et brillants comme des raisins secs, qui s’étaient d’abord plantés dans ceux d’Eraste Pétrovitch avant de glisser sur son neveu, puis sur Claire, pour s’arrêter de nouveau sur le visage de Fandorine, et n’en plus bouger.

Courtaud et rondouillard, la bouche lippue et sensuelle, ses doigts boudinés cerclés de bagues innombrables, le sieur Artachessov ressemblait à un personnage d’opérette. Le type même du « gros lard comique ». D’où venait donc cette sensation déplaisante ?

Brusquement, Eraste Pétrovitch comprit de quoi il s’agissait. L’industriel et lui formaient à eux deux un couple si disparate qu’il en était cocasse.

L’un tout en rondeurs, l’autre raide comme un piquet ; cheveux noirs et sourcils blancs chez l’un, cheveux blancs et moustache noire chez l’autre ; l’un en smoking de soie noire et pantalon blanc ; l’autre au contraire en smoking blanc et pantalon noir. Positif et négatif. Doublepatte et Patachon.

Fandorine eut envie de s’esquiver au plus vite, avant que tout le monde autour d’eux se mît à ricaner. Cependant, il convenait d’abord d’accomplir le nécessaire rituel de courtoisie.

— Levontchik-djan ! dit Artachessov sans lâcher des yeux Fandorine. Ah ! bravo, tu as bien fait d’amener des invités qui nous sont chers.

— Mon oncle, je t’ai demandé de ne pas m’appeler ainsi ! protesta Léon Art en piquant un fard.

— Klarotchka-khanoun.

Sans prêter attention à son neveu, Mesrop Karapétovitch baisa la main de l’actrice.

— C’est une fête pour nous ! Et la venue de votre honorable époux, c’est une double fête !

Et pourtant lui aussi éprouve un malaise en ma présence, devina Eraste Pétrovitch, qui venait de surprendre dans le regard du magnat une lueur inquiète. Je me demande bien pourquoi… Je doute que ce soit à cause de l’inversion de couleurs.

— Quel honneur, quel bonheur céleste, aussi bien pour Klara-khanoun que pour toute cette maison ! J’ai beaucoup, beaucoup entendu parler de vous, précieux hôte !

En réponse à cet accueil fleuri, Fandorine salua d’un léger hochement de tête. Il tendit une main indolente qu’Artachessov serra entre deux paumes molles.

— Monsieur Simon m’a lui aussi beaucoup parlé de vous, déclara bienveillamment Eraste Pétrovitch, au souvenir de sa promesse d’aider le jeune homme. À dire vrai, si j’ai décidé de vous rendre cette visite, c’est sur sa recommandation.

Il pouvait affirmer cela sans aucun danger : Claire s’était déjà envolée. Le rite de la présentation de l’époux étant terminé, elle n’avait visiblement plus besoin de lui. L’actrice s’était trouvée sur-le-champ entourée d’une foule de cavaliers, et Léon Art triturait nerveusement ses boucles tout en jetant des regards féroces à ces admirateurs.

Eraste Pétrovitch découvrit qu’il était à présent seul en compagnie de l’industriel du pétrole. Les acteurs et le chef opérateur s’étaient éloignés vers le buffet d’un pas affairé. Simon s’était discrètement retiré, comme s’il n’osait pas participer à la conversation de si grands personnages. Au moment de s’éclipser, toutefois, il avait adressé à Fandorine un dernier regard éloquent qui signifiait : « Je compte sur vous ! »

— Je suis certain que Simon est promis à un grand avenir, dit Eraste Pétrovitch. Je me trompe rarement dans ce genre de choses.

— Moi aussi, répondit Mesrop Karapétovitch avec un mince sourire. Au reste, je ne me trompe dans aucun genre de choses. Votre protégé imagine qu’Artachessov veut faire plaisir à son bien-aimé neveu : « Voilà un peu de sous, Levontchik-djan, achète-toi un jouet. » Mais ce n’est pas à Levontchik que je donne, c’est à monsieur Simon. Pourquoi ne pas dépenser quelques menus roubles dans une bonne affaire ? Trois ou quatre cent mille, c’est une broutille. Mais il peut en naître un fourbi intéressant. Je le dis toujours : il ne faut pas miser uniquement sur le pétrole. N’importe quoi peut arriver. Une crise peut éclater, les prix s’effondrer, quelqu’un inventer un autre carburant, ou bien les prolétaires allumer un immense incendie, comme en 1905. Alors que le cinéma, lui, restera. N’ai-je pas raison, mon cher ?