Eraste Pétrovitch haussa les épaules. En principe, il aurait déjà pu prendre congé du maître de maison. La demande de Claire était satisfaite, tout comme celle de Simon. Il était temps de vaquer à ses propres affaires. Et cependant il ne s’y décidait pas : il avait envie de comprendre pourquoi des lueurs inquiètes s’allumaient dans les yeux d’Artachessov.
Qu’est-ce qu’il regarde comme ça, si nerveusement ? Ah ! son neveu et Claire. Voilà la clef du mystère ! En Orient, les maris jaloux sont dangereux.
Et soudain Eraste Pétrovitch fut tenté de se permettre une espièglerie. Il se pencha et murmura :
— Ne vous en faites pas pour votre neveu. Mme Delune est absolument libre.
Mesrop Karapétovitch battit des cils, bouche bée. Content de sa sortie, Fandorine allait s’éloigner, quand deux Asiates s’approchèrent de lui et le saluèrent avec tant de courtoisie que force lui fut de leur répondre.
L’un était âgé, arborant barbe blanche et uniforme brodé de galons de l’Office de bienfaisance, avec ruban, médaille et épée, mais coiffé d’un petit chapeau oriental, semblable au fez ottoman. Le second était jeune, la moustache fournie, l’habit parfaitement seyant, et lui aussi coiffé d’un couvre-chef indigène : un papakha gris perle aux reflets nacrés. Tous deux étaient sans aucun doute musulmans.
Le premier tendit à Mesrop Karapétovitch ses deux mains (tel était visiblement l’usage local) ; le second baisa respectueusement le maître de maison à l’épaule. Eraste Pétrovitch avait beaucoup entendu parler de l’hostilité qui régnait entre Turcs et Arméniens, cependant la rencontre paraissait au plus haut point cordiale.
— Voici l’honorable Moussa Djabarov, cent vingt-cinq mille barils de pétrole par an, annonça Artachessov en montrant le plus jeune.
Puis, désignant l’autre, il porta la main à sa poitrine et baissa la voix pour murmurer avec dévotion :
— Son Excellence le trois fois très honorable Hadji-agha Chamsiev, trois cent dix mille barils.
Probablement, à Bakou, le volume de pétrole produit avait-il valeur de titre de noblesse. Le sieur Djabarov comptait simplement parmi les « honorables », autrement dit avait rang, si l’on veut, de « pétrobaron », tandis que le statut de « trois fois très honorable » correspondait au titre de « pétrocomte » ou de « pétromarquis ». Artachessov lui-même, à en juger par l’attitude des seigneurs musulmans, n’était pas moins que « pétroduc ».
Ce dernier présenta Eraste Pétrovitch d’un ton important et quelque peu énigmatique :
— M. Fandorine de Moscou. Un grand homme, fort sage.
Sur quoi il leva les yeux au ciel.
Les deux pétrolords s’inclinèrent très bas.
— Vous devez être un généreux ph-philanthrope, dit Eraste Pétrovitch en s’adressant avec curiosité à Sa Splendide Excellence Hadji-agha. J’ai entendu dire que pour se voir décerner la croix de Sainte-Anne avec ruban il fallait faire don de cent mille roubles au bas mot.
Le pétromarquis sourit d’un air malicieux, et d’une voix chantante, teintée d’un léger et plaisant accent, répondit :
— Si tu es russe, cent mille. Si tu es musulman, allonge un demi-million, pas moins. Mais j’ai de l’argent. Pourquoi ne pas en donner ? Être une « Excellence » rend bien des services.
Le vieux est rusé, pensa Fandorine, et, semble-t-il, loin d’être idiot. Du reste, Artachessov, si gros qu’il soit, n’est pas du tout un comique, lui non plus. Simon, apparemment, n’exagérait pas quand il parlait d’hommes de fer.
— Je fais le général comme l’âne fait le cheval de course, poursuivit Chamsiev. Mon père était barbier au bazar. Il coupait le cheveu, opérait cor et durillon, tuait le pou avec du pétrole, mais ce qu’il faisait le mieux, c’étaient les saignées. J’étais petit, je tenais la cuvette, je reniflais le sang. Aujourd’hui, je sais tout sur le sang. Et voilà ce que je vous dirai, quatre fois très honorable monsieur Fandorine. Le pétrole, c’est le sang de la Terre. Et nous, barbiers, nous travaillons à pomper ce sang. De nous dépend comment bat le cśur de la Terre, vite ou bien lentement.
— Tirès joli tu as dit, muallim ! Aïe ! tirès joli tu as dit ! s’exclama le jeune industriel, dont le russe était encore plus exotique et coloré.
Dans le même temps, ses yeux noirs à fleur de tête fixaient non pas Hadji-agha, mais un point situé à côté.
— Rester en place, le sang n’aime pas. Si tu veux qu’il aille plus vite, d’abord tu appuies bien. Ensuite tu relâches – aïe ! comme il est content alors de courir !
— Toi aussi, cher Moussa, tu parles joliment, approuva Mesrop Karapétovitch. Vous connaissez la nouvelle ? Aujourd’hui, mes actions ont grimpé de quatre pour cent. Ce que peut faire la grève ! Aïe, aïe !
Chamsiev émit un claquement de langue et soupira.
— Et les miennes, de six pour cent. Pas mal, non ? Le prix du pétrole raffiné a augmenté de douze pour cent dans le mois. C’est bien aussi. Seulement, n’est-ce pas trop bien ? Quand les choses vont si bien, j’ai peur. Que ferons-nous si tout s’arrête soudain ? Mes entrepôts de pétrole bientôt seront pleins. Est-ce que je vais devoir manger ma production ? Au lieu de boire mon thé ? Le jeune Moussa et moi-même sommes très inquiets, et nous voulons te parler, cher Mesrop-agha.
Djabarov, toutefois, n’était pas préoccupé uniquement par le prix du pétrole. Eraste Pétrovitch venait de comprendre ce que « le jeune Moussa » lorgnait avec tant d’intérêt : c’était Claire qui, de sa voix bien timbrée, s’adressait à un groupe d’adorateurs.
— Ah ! quelle femme ! Un million je donnerais pour femme comme ça !
Sur quoi il baisa le bout de ses doigts.
Artachessov prononça tout bas quelques mots qui ne ressemblaient pas à du russe. Le pétrobaron jeta un bref regard effrayé à Fandorine, rougit, puis baissa les yeux.
La situation devenait positivement insupportable. Fandorine n’allait tout de même pas s’approcher de chacun pour lui dire : « Un million n’est pas nécessaire, prenez-la gratuitement. Je suis même prêt à payer en plus. »
— Je ne voudrais pas vous empêcher de parler affaires, messieurs, dit Eraste Pétrovitch en prenant congé d’un léger salut.
Le pétrole était une chose, Claire en était une autre, cependant il était temps de s’atteler enfin au travail. Il convenait à présent de dénicher le jovial lieutenant-colonel Choubine, l’amateur de distractions bakinoises.
Alors qu’il traversait à pas lents l’esplanade qui longeait le bassin, Fandorine repéra sur la terrasse dévolue aux jeux (mais bien sûr ! en quel autre endroit eût-il dû chercher ?) un uniforme bleu de gendarme. Et même deux.
Deux officiers supérieurs se tenaient debout à côté d’une table garnie de drap vert, jonchée de billets de banque et de pièces d’or. L’un, grand et maigre, parlait avec véhémence, tandis que l’autre, gros, le crâne rasé, se contentait d’opiner. Les autres joueurs, assis, avaient posé leurs cartes et écoutaient également, la mine empreinte du plus profond respect.
Eraste Pétrovitch s’approcha.
— … J’ai pris des dispositions pour annoncer un mois de lutte contre la concussion, disait le colonel, dont le visage sévère et important était couturé de cicatrices. J’ai signé un ordre prescrivant d’afficher dans chaque poste de police des maximes tirées des Saintes Écritures, dénonçant la prévarication. Timofeï Timofeïevitch…