Il hocha la tête en direction du second gendarme.
— … préparera une liste de mesures destinées à faire honte aux fonctionnaires nourrissant une inclination morale à une répréhensible cupidité. Désormais, messieurs, c’en sera fini de la corruption dans la police de la ville !
— Pas dans l’instant même, mais au terme de cette campagne d’un mois, précisa le second.
Son visage bouffi de graisse n’avait pas cillé, mais une lueur fugitive s’était allumée dans ses yeux.
— Si telle est la volonté de M. le gouverneur, personne n’osera y désobéir.
— Oui, oui, dans un mois, concéda le colonel.
Fandorine comprit qu’il s’agissait là de cet Altynov qu’on qualifiait à Tiflis de vieux troupier zélé mais incompétent. Tandis que le gros lieutenant-colonel était sans doute son adjoint, « l’efficace » Choubine.
— Bravo ! Excellente initiative ! Il est grand temps ! s’exclamèrent dans le désordre les joueurs restés assis.
Le gouverneur de la ville s’éloigna avec un air de majesté.
Le lieutenant-colonel épongea à l’aide d’un mouchoir son crâne où perlait la sueur : avec pareille complexion, il avait chaud même au bord du bassin.
— Kotofeï Kotofeïevitch(6), poursuivons-nous ? demanda l’un des joueurs. Vous alliez risquer, je crois, votre va-tout.
Très semblable en effet à un chat trop nourri, Choubine s’installa sur une chaise, secoua sa tête ronde en regardant son chef s’éloigner, puis leva les yeux au ciel de manière éloquente. Un ricanement courut autour de la table.
— Ce mois de campagne va coûter bon aux Bakinois, fit observer l’homme qui venait de parler, tout en grattant du bout de l’ongle l’énorme diamant qu’il portait au doigt. Mais on n’en est pas encore là, alors que vous, défenseur de la loi, c’est maintenant que vous allez vous ruiner à la banque.
— Ça n’est pas grave, lança un autre joueur d’un ton hilare. Kotofeï Kotofeïevitch trouve toujours à s’indemniser.
Et tous d’éclater d’un grand rire joyeux, bien que le sens de la plaisanterie n’eût rien d’évident.
— Nous verrons, nous verrons, ronronna Choubine d’un air placide. Voici cinq « Katenka », annonça-t-il en alignant les billets de cent roubles à l’effigie de Catherine II. Qui souhaite me seconder ?
Eraste Pétrovitch ignorait les règles du jeu, mais il observa le lieutenant-colonel avec grande attention. À la manière dont une personne se comporte dans un jeu de hasard, on peut déduire beaucoup d’informations sur son caractère.
On révéla les cartes.
— Bravo ! C’est ce qu’on appelle faire sauter la banque ! s’exclama un joueur.
Le lieutenant-colonel, d’un geste nonchalant, tel un gros matou lançant sa patte, rassembla son gain devant lui.
Froid, calculateur, chanceux, mais n’aime pas le risque, se dit Fandorine. De ces gens qui en toute chose connaissent la mesure. Bouche de miel, mais dents puissantes. Mettez-y un doigt, il vous emporte le bras.
Comme pour confirmer l’hypothèse de Fandorine concernant son sens de la mesure, Choubine se leva.
— Je pense que c’est assez. Je vous remercie de m’avoir tenu compagnie, messieurs.
La seconde partie du diagnostic se trouva vérifiée elle aussi très rapidement : Eraste Pétrovitch eut l’occasion de s’en convaincre.
Le lieutenant-colonel, qui pas une fois jusqu’alors n’avait regardé en direction de Fandorine, s’approcha tout soudain de lui et, tout en le fixant de ses yeux bleus très calmes, lui demanda :
— Mais qu’aviez-vous, monsieur, à me peser ainsi sur la nuque, alors que je n’ai pas l’honneur de vous connaître et vous vois même pour la première fois ?
L’homme n’est pas n’importe qui, songea Eraste Pétrovitch, appréciant la valeur d’une telle attaque. Seulement voilà, mérite-t-il qu’on lui fasse confiance ?
Sans un mot, il tendit à Choubine la lettre de Tiflis.
Étonnamment, sans même regarder ce qu’on lui remettait, le gendarme prit avec douceur Fandorine par le bras et abandonna le ton agressif pour celui de la confidence :
— Allons un peu à l’écart. Tenez, voici un endroit parfait, où personne ne nous dérangera. Et où nous serons à l’abri des indiscrets.
Soit il avait décelé dans les traits de l’inconnu quelque chose de singulier, soit il avait eu le temps malgré tout de glisser un coup d’śil à l’enveloppe et avait reconnu l’écriture.
Le lieutenant-colonel lut la lettre tandis qu’il marchait, louvoyant avec beaucoup de grâce entre les invités. En dépit de son gabarit imposant, les évolutions de Timofeï Timofeïevitch étaient parfaites.
Ainsi qu’il apparut bientôt, il conduisait son compagnon vers la grande tenture ornée d’un blason. Le rideau ne dissimulait point une grotte, comme l’avait d’abord supposé Fandorine, mais le début d’une galerie souterraine. Impossible de deviner sur quelle longueur elle s’étendait, pas plus que le lieu où elle aboutissait : à deux mètres de l’entrée se dressait une grille fermée d’un cadenas. Au-delà s’apercevait un couloir taillé dans le roc, qui ne tardait pas à tourner à droite.
— Quel est cet endroit ? s’enquit Eraste Pétrovitch.
— Hmm ? grogna le gendarme, plongé dans la lecture de la lettre. Des passages souterrains, datant des temps anciens. Je ne serais pas étonné qu’Artachessov utilise des grottes pour de la contrebande. Il est partisan chez nous de la diversification du business. Il faudra s’y intéresser un jour.
Tout à coup, Choubine regarda son interlocuteur et lui adressa un clin d’śil.
— Mais cela dit, pourquoi s’en mêler ? L’Orient a ses propres coutumes.
Il glissa la feuille de papier dans sa poche, cependant, au lieu de demander pour quelle raison le visiteur était venu de Tiflis et ce qu’était ce « concours en toute occasion » qu’il lui réclamait, il se lança dans une conversation totalement accessoire.
Lui aussi observe, se dit Fandorine. Il est prudent. Prudent et rusé.
— En Orient, tout est amolli, gras, placide, même l’activité illégale. Parce que les lois, ici, relèvent d’une catégorie conventionnelle. Chez nous, en Russie, la loi est malgré tout comme le timon de la charrette : elle peut tourner pour changer de direction, mais qu’on le veuille ou non, elle reste droite et ferme. En Orient, la loi est plutôt comme le liseron, qui s’enroule autour de n’importe quel solide bâton pour mieux le cajoler. Moi-même, je suis devenu comme ça ici – je me suis amolli, attendri, j’ai pris de la graisse. Si l’un de mes anciens collaborateurs me voyait, ma parole, il ne me reconnaîtrait pas !
Choubine riait, parlait avec lenteur, mais son regard ne chômait pas : constamment, il sondait l’autre, se fixant sur des détails, comme s’il prenait des photographies pour un dossier. Sotte eût été la souris qui eût cru que ce gros chat était paresseux et inoffensif.
— Nous vivons à Bakou de manière singulière, en nous efforçant de faire bon ménage avec les sacs d’or, en fermant les yeux sur leurs facéties. Et en échange, le Conseil des industriels du pétrole – qui est ici l’équivalent du saint-synode – donne chaque année en offrande six cent mille roubles à la police. Chez nous, le dernier des derniers des sergents de ville touche huit cents roubles par an, sans compter les indemnités de repas et de chauffage et les bakchichs de toute espèce. Depuis que j’ai appris à jouir correctement de l’Orient, ma vie est devenue aisée, agréable, sereine. Les Arméniens mouchardent auprès de moi les Tatars, les Tatars mouchardent les Arméniens. Parmi les camarades rêvolioutsionnêres, j’ai également mes gens, même si ce n’est pas là, a priori, mon diocèse. Mais notre chef, à la direction de la Gendarmerie, est un Européen, à la tête carrée et à l’esprit triangulaire. Je dois prendre mes précautions…