Ainsi, tout en douceur, sans insister ni poser une seule question, le lieutenant-colonel venait d’amener son interlocuteur à parler de son affaire. Bien que la lettre de recommandation ne mentionnât nullement que le sieur Fandorine venait à Bakou pour y rechercher un dangereux terroriste, pour un homme d’expérience, le nom de son auteur et le ton employé ne pouvaient signifier qu’une chose : l’affaire était de grande importance, touchant aux intérêts de l’État.
— Oui, on m’a conseillé à Tiflis de ne pas m’adresser aux services concernés ni au g-gouverneur de la ville, mais directement à vous, comme à l’instance la plus compétente.
— Je suis flatté, très flatté.
Les yeux de Timofeï Timofeïevitch avaient pris un éclat luisant : l’information lui était réellement agréable.
— Même si je n’ai guère d’illusions sur mes modestes facultés. En quoi puis-je vous aider ? Vous êtes là en raison de la grève, n’est-ce pas ?
Eraste Pétrovitch ne répondit pas. Il ne savait pas encore s’il devait mettre le lieutenant-colonel dans le secret de ses plans. L’homme, à l’évidence, était à double sinon triple fond. Il convenait sans doute de l’étudier un peu mieux.
Choubine prit son silence pour une marque d’assentiment.
Après avoir écarté légèrement le rideau en son milieu pour s’assurer qu’aucun invité n’approchait, il entama son récit :
— En haut lieu, on est très inquiet, je le sais. La grève menace de devenir générale. Les ouvriers ont désormais toutes les audaces. Ils réclament un mois de congé payé, la journée de huit heures, un jour de repos garanti, une augmentation de cinquante pour cent de leurs salaires. La contagion se propage rapidement, les chantiers d’exploitation s’arrêtent l’un après l’autre. Les révolutionnaires attaquent les jaunes au mépris de la garde qui les protège. Notre brave gouverneur a instauré l’état de siège dans la Ville Noire : couvre-feu après huit heures du soir, rassemblements de plus de trois personnes interdits. Personne n’en tient compte, mais on informe le grand chef que les mesures sont prises…
Choubine haussa ses épaules grasses avec un soupir.
— Et pendant ce temps, les prix du pétrole grimpent à cause de la pénurie. Le mois dernier, le baril était à trois roubles, il en vaut plus de quatre aujourd’hui, et les contrats à terme sont encore plus élevés. Notre produit le plus demandé, le kérosène ou pétrole lampant, est pour l’instant livré grâce à l’oléoduc d’État, mais les réserves s’épuisent. Avec ça, les actions des compagnies pétrolières se sont envolées de quinze ou vingt pour cent. La Bourse devient nerveuse…
Dans cette ville, semblait-il, même les policiers se révélaient des spécialistes du marché pétrolier. Eraste Pétrovitch s’apprêtait à interrompre cette conférence de peu d’intérêt, quand le lieutenant-colonel y mit lui-même un terme. Et d’une manière qui ne laissait pas d’impressionner.
— C’est pourquoi je ne suis pas du tout étonné qu’on se préoccupe de notre grève en haut lieu. Au point de nous envoyer en mission d’inspection secrète M. Fandorine en personne…
Choubine s’avérait être un individu plus retors qu’il n’avait d’abord semblé à Eraste Pétrovitch. Et pas versé uniquement dans les affaires bakinoises : il savait par exemple qui était E. P. Fandorine.
Ce qu’il ajouta ensuite conduisit ce dernier à relever l’action du lieutenant-colonel de plusieurs points supplémentaires (la stylistique boursière était contagieuse).
— Cela dit, je vois à présent que je me suis trompé, déclara Choubine avec un léger sourire. Vous m’avez écouté parler de la grève sans manifester d’intérêt, et votre regard trahit je ne sais quelle arrière-pensée. Allez, je ne vais pas brasser de l’air pour rien. À mon avis, nous avons passé le stade de l’observation, l’un et l’autre, et sommes mûrs pour une conversation de fond.
Sur quoi, d’un ton vif et pressant, il demanda :
— Pourquoi êtes-vous venu ? Quel genre d’aide attendez-vous de moi ?
Le chat avait cessé de jouer les endormis. Un coup de patte griffue, et la souris était prise.
Il était temps de taper sur le museau de ce Timofeï Timofeïevitch à l’épaisse fourrure. Afin qu’il comprenne bien que, dans cette danse, c’était le rôle de la dame qui lui était dévolu, non celui du cavalier.
— P-permettez-moi d’abord une question. Il m’a paru que vous faisiez sauter la b-banque avec beaucoup de facilité. Personne n’en a semblé contrarié. Personne n’a réclamé d’avoir l’occasion de se refaire. C’était un pot-de-vin camouflé ?
Le lieutenant-colonel regarda attentivement Eraste Pétrovitch dans les yeux. Il ne s’indigna pas, il ne rougit pas, il se contenta de plisser les paupières.
Après un instant, il répondit :
— Je pourrais, bien entendu, rétorquer que je suis heureux au jeu. Mais cela nuirait à l’établissement de rapports de confiance. Aussi, permettez : je n’accepte aucun bakchich de la part des indigènes, autrement ils prennent le dessus sur vous. Mais je les laisse perdre un peu aux cartes face à moi. De petites sommes.
— De petites sommes, comme vous y allez ! Un millier de roubles !
Choubine eut un sourire condescendant.
— À Moscou, mille roubles, c’est beaucoup d’argent, mais ici, pour me maintenir dans un état convenable, je dois en dépenser près de cent mille par an. Autrement, je ne me ferais pas respecter. C’est Bakou. Ici, on n’aime guère les hommes trop incorruptibles, on les craint même terriblement. On intrigue aussitôt contre eux, on leur cherche chicane. Et quand on devient vraiment nerveux, on leur envoie un « mausériste » – si le meurtre est commandité par un Arménien. Ou bien un gotchi – si c’est un musulman qui désire vous éliminer.
— Un gotchi ? répéta Fandorine.
— Un des bandits turcs de la région. On leur donne différents noms : gotchi, gotchou, kotchi, kotchii.
Comment vais-je procéder avec toi, vieux roublard ? se demandait Eraste Pétrovitch, toujours hésitant. Dois-je te parler d’Ulysse ou non ?
— Mais peut-être êtes-vous curieux de la partie espionnage ?
Choubine regardait l’assistance par la fente du rideau.
— Pour autant que je sache, ce serait plus proche de votre domaine d’intérêt que le pétrole. En ce cas, observez là-bas ces deux frères siamois.
Il écarta davantage la portière et hocha la tête en direction de deux messieurs qui se chuchotaient à l’oreille, à l’écart de la foule oisive. À en juger par l’expression de leurs visages, leur conversation portait sur un sujet grave, et même alarmant.
— Q-qui est-ce ?
— Le maigre, en jaquette, c’est le consul d’Allemagne, Tautmann. Le gros, c’est Lust, le consul d’Autriche. Regardez-le avec attention. Bien que l’empire des Hohenzollern soit plus puissant que celui des Habsbourg, chez nous, à Bakou, c’est l’Autrichien qui mène la danse, l’Allemand lui obéit en tout. Herr Lust réside ici depuis longtemps, il possède un vaste réseau d’informateurs. Il est par ailleurs officier de carrière, membre de l’état-major général, avec grade de major. Il passe pour être à la retraite, mais nous savons bien ce qu’il en est.
Tout à coup le consul d’Autriche se retourna, comme s’il avait senti les regards posés sur lui. Il salua Choubine d’un léger hochement de tête, cependant ce ne fut pas le lieutenant-colonel qu’il dévisagea, mais Fandorine.
Saurait-il qui je suis ? s’interrogea ce dernier. C’est peu probable. Cependant, un professionnel reconnaît un professionnel de loin. Comme un pêcheur devine un pêcheur.