Lust tourna le dos, prit son acolyte par le bras et l’entraîna plus loin.
Les agents austro-allemands n’intéressaient pas Eraste Pétrovitch, mais il était inutile d’expliquer ça à Choubine.
Plus un individu parle, plus il devient compréhensible, se dit Fandorine. Alors, je lui parle d’Ulysse, oui ou non ?
Déjà l’autre poursuivait :
— À Bakou vivent plusieurs milliers de ressortissants germaniques ou autrichiens – ingénieurs, commerçants, ou simples prospecteurs d’argent facile. On sait que l’absence de ressources pétrolières nationales est le point le plus vulnérable des empires d’Europe centrale. Ils sont comme des charognards arrivés en retard pour déchiqueter la proie : ils tournent, ils tournent, mais ils n’ont plus d’endroit où se caser.
— Que font-ils donc à Bakou, alors ?
— Ils espionnent. Ils achètent des entreprises par le biais d’hommes de paille. On me rapporte qu’après l’événement de Sarajevo, toute la communauté austro-allemande bourdonne comme une ruche…
Timofeï Timofeïevitch gratta sa joue rebondie.
— Mais vous n’êtes pas venu pour les Allemands et les Autrichiens, n’est-ce pas ? Encore une fois, je ne vois pas d’intérêt dans vos yeux. Peut-être m’expliquerez-vous malgré tout ? Ou bien dois-je continuer à déballer mes marchandises sur le comptoir, comme un marchand dans sa boutique ?
Ne parvenant toujours pas à se décider, Fandorine répondit :
— Plus tard. Je p-préférerais que nous nous retrouvions dans une atmosphère plus calme pour causer posément. Pour l’instant, voilà. Connaîtriez-vous un terroriste manchot, ou bien peut-être seulement un b-bandit lié aux révolutionnaires ? Aux bolcheviques, plus exactement.
Timofeï Timofeïevitch clappa de ses lèvres charnues, comme s’il goûtait la saveur de la question.
— Vous vous intéressez quand même aux révolutionnaires… Bien, bien. Manchot, dites-vous ? À Bakou, ça n’est pas vraiment un signe particulier. Il y a beaucoup d’accidents sur les chantiers de forage et dans les raffineries. Par ailleurs, il n’est pas rare qu’un terroriste perde une main en fabriquant des bombes… Hum… Je suppose que vous ne vous intéressez pas à n’importe quel menu fretin. Parmi les candidats sérieux, il y a le gotchi Abdulla Nordaranski. Il y a aussi Khatchatour le Manchot, chef d’une bande d’anarchistes arméniens. Certes, ces deux-là sont en mauvais termes avec les bolcheviques, mais ils pourraient avoir fait la paix. Comme autre estropié, nous avons encore Chamir-khan le monte-en-l’air, un Lezguien. Il vient très souvent à Bakou en tournée. Et puis également…
Le lieutenant-colonel, d’une voix hésitante, les yeux levés sur la voûte de pierre, paupières plissées, entreprit d’énumérer une longue liste de bandits, « expropriateurs » et autres forçats évadés, tous amputés d’un bras. La mémoire de Timofeï Timofeïevitch était excellente, mais Fandorine eut tôt fait de comprendre qu’il n’y aurait rien à tirer de ce catalogue.
— L’un de ces manchots utilise-t-il une c-croix noire à titre de blason personnel ? Ou bien peut-être est-ce le signe de ralliement de quelque bande de malfaiteurs ?
— Une croix noire ? Non, je n’ai jamais entendu parler de ça…
Choubine écarta les mains en un geste d’impuissance.
— Nous sommes à Bakou. Impossible de surveiller chaque criminel. Tenez, voilà ce que je vous propose. Passez me voir demain à mes bureaux, vers trois heures de l’après-midi. Nous descendrons jeter un coup d’śil au fichier.
— Parfait. En ce cas, à d-demain.
Fandorine pouvait rentrer à présent. La conversation préliminaire avec Choubine avait eu lieu et laissait clairement penser que l’homme pouvait être utile. Et lui-même avait joué consciencieusement son rôle de vieux mari d’une jeune et jolie femme. Massa avait assez attendu. Il était temps de partir.
La courtoisie réclamait cependant qu’il prît congé de son hôte.
Artachessov était à l’endroit exact où Eraste Pétrovitch l’avait laissé une demi-heure plus tôt. Il était toujours en pleine conversation, mais ses interlocuteurs avaient changé, les magnats du pétrole musulmans ayant cédé la place à un couple d’allure orientale. Le visage de la dame était presque entièrement dissimulé par une mousseline noire ; ses yeux modestement baissés laissaient entrevoir des cils magnifiques, légèrement frémissants, et ses sourcils étaient pareillement splendides. Le nez, en revanche, doit être comme celui de Hadji-agha ou de Mesrop Karapétovitch. C’est pourquoi d’ailleurs elle le cache, songea Fandorine. En tout cas, c’est ce que dirait Massa.
Un pas en retrait de cette possible beauté se tenait un homme brun de fort belle prestance, à la moustache fièrement retroussée. Il ne prenait point part à l’entretien et semblait plus occupé par la contemplation de ses boutons de manchette en rubis.
La conversation se déroulait en russe, langue qui visiblement servait à Bakou d’idiome de communication entre les nombreuses ethnies peuplant la ville côtière.
— Aïe, ça n’est pas bien, chère Saadat-khanoun, disait le maître de maison à la femme sur un ton de reproche. Ils ont solidarité prolétarienne, nous devons avoir solidarité capitaliste. Si vous cédez à vos ouvriers, quel exemple donnez-vous aux autres ? Ça n’est pas joli joli, ce que vous faites, c’est mauvais tour que vous nous jouez à tous.
— Qu’y puis-je, moi, pauvre veuve ? répondit Saadat-khanoun, tête basse. Je ne fais qu’écouter les conseils de mon cher ami et protecteur Guram-bek.
Son compagnon rectifia ses manchettes, fronça ses sourcils broussailleux et hocha la tête. Artachessov ne lui prêta aucune attention et s’adressa de nouveau à la veuve :
— Saadat-khanoun, je parlerai aux autres, mais vous savez bien vous-même que cela ne plaira à personne.
— Et l’esprit chevaleresque de Bakou ? s’exclama la dame, dont les beaux yeux s’étaient emplis de larmes. Et la pitié qu’on doit témoigner à une malheureuse contrainte de porter un si lourd fardeau sur ses frêles épaules ?
Elle parlait très bien le russe, beaucoup mieux que Mesrop Karapétovitch.
— Eh ! Quand il est question de pétrole, l’esprit chevaleresque, chez nous, n’est plus guère de mise, dit l’autre avant d’ajouter en pesant sur ses mots : Réfléchissez bien, c’est un conseil d’ami.
— Bon…, souffla Saadat-khanoun d’une voix déçue. Mon cher Guram-bek, conduisez-moi quelque part où l’on peut s’asseoir. La tête me tourne…
Le couple s’éloigna. Enfin, la voie était libre.
Mais l’affaire se révéla plus compliquée que prévu. En apprenant que son invité s’apprêtait à partir, Artachessov parut saisi d’effroi.
— Mon très cher, vous a-t-on offensé en quoi que ce soit ? demanda-t-il d’un air qu’on eût dit sincèrement affolé. S’il s’agit des sottes paroles du jeune Moussa Djabarov, je l’obligerai à vous présenter des excuses ! Et s’il s’agit de…
Il n’acheva pas, mais son regard fixé sur son neveu toujours campé auprès de l’éblouissante Claire Delune était éloquent.
— Chez nous, lorsqu’un invité repart aussi vite, c’est mauvais signe pour son hôte !
— Pour m’offenser, il serait besoin de m-moyens plus puissants, répondit Eraste Pétrovitch, désireux de le rassurer. Quant à Mme Delune, je la laisse aux griffes de ses admirateurs sans aucun remords, et sans même m’en soucier.
Mesrop Karapétovitch, cependant, ne désarma pas :
— Tout le monde remarquera que vous êtes reparti sans votre épouse. Et beaucoup de ceux qui la courtisent assidûment pourraient concevoir des craintes. Mon ami, vous ne connaissez pas les Bakinois. Quand ils sont très effrayés, ouille ! ça devient dangereux.