— Peu importe, je prends le risque.
— Restez au moins jusqu’à minuit. Le soleil sera bientôt couché. D’ici, du fond, on verra les étoiles. Tout le ciel est comme un tapis persan ! Aïe, que c’est beau !
Artachessov leva en l’air ses yeux gros comme des raisins de Corinthe.
— Et ensuite, tout le monde ira dans la maison pour le banquet. Des esturgeons, farcis de homards ! Des homards farcis de crevettes de Biscaye ! Des crevettes de Biscaye farcies de caviar !
— Et de quoi sera farci le caviar ? demanda Fandorine.
Cette lassante discussion dura dix bonnes minutes. Eraste Pétrovitch se maudissait intérieurement de son attachement aux convenances – il eût mieux fait de filer à l’anglaise.
La scène des adieux prit fin malgré tout.
Comme il marchait vers l’ascenseur, sur le bord du bassin, l’assassin en chef de l’équipe de tournage lui barra le chemin. L’homme avait eu le temps de copieusement s’imbiber au buffet, une corne emplie de vin vacillait dans sa main hésitante.
— Ah ah ! mari gâteux, mari furieux…, bredouilla l’acteur d’une langue pâteuse. Hic ! Vous ne voyez rien à travers vos lunettes…
À ce stade d’ébriété, l’individu cherche d’ordinaire à provoquer un esclandre, aussi Eraste Pétrovitch répondit-il poliment :
— Ô vénérable Ibn Sabbah, je ne porte pas de lunettes. En dépit de mon grand âge, ma vue est parfaite.
— Sabbah vous-même, rétorqua l’ivrogne en le menaçant du doigt. Je suis, moi, Lavrenti Gorski, ancien artiste des théâtres impériaux, aujourd’hui étoile, hic, de l’écran ! J’ai fait un tabac dans Guerre et Paix ! Hic.
— Et vous y jouiez Dolokhov. J’avais d-deviné.
Le bégaiement de Fandorine déplut à l’étoile de l’écran.
— Vous vous moq… hic !… quez de moi ?
Entrant totalement dans le rôle du hussard querelleur, Gorski brandit sa corne sous le nez d’Eraste Pétrovitch.
— Aux jolies femmes et à leurs amants ! Buvez, faites-moi cette grâce !
Fandorine inscrivit mentalement un nouveau point de pénalité sur le compte de Claire pour cette scène charmante. Il se demanda au fond de lui si ce n’était pas là l’ultime goutte propre à faire déborder le vase et s’il ne pouvait pas rompre dès à présent, la conscience tranquille. Que dirait la moralische Gesetz in mir(7). La Gesetz dirait : « Ça ne suffit pas, mais c’est pour bientôt. Prends patience. »
— P-permettez, je vous prie.
Délicatement, avec deux doigts, Eraste Pétrovitch écarta l’importun. Nulle violence dans le geste, mais Sabbah-Dolokhov n’en avait pas besoin de beaucoup. Il perdit l’équilibre et éclaboussa de vin rouge le smoking immaculé d’Eraste Pétrovitch.
— Oh, mon Dieu ! bafouilla Gorski, abandonnant son rôle de matamore. Je vous demande pardon… Je ne voulais pas…
Fandorine, tête basse, examinait les dégâts. À voir sa mine, on eût dit qu’il venait de se faire hara-kiri avec un sabre émoussé. La chemise, Dieu merci, n’avait pas souffert. Sur le pantalon noir, les taches se remarquaient à peine. Par ailleurs, le smoking d’Eraste Pétrovitch était réversible : il suffisait de le retourner pour obtenir un veston noir. Tout dandy nourri d’un peu d’expérience sait que les vêtements blancs sont éternellement voués à de mauvaises surprises et qu’il convient par conséquent d’être prévoyant.
Le dommage était réparable, mais où se changer ?
Il regarda autour de lui. Mais oui, dans la grotte où il avait bavardé avec le lieutenant-colonel Choubine. Ce serait l’affaire d’un instant.
Le rideau franchi, Fandorine inspecta ses effets sinistrés et dut se rendre à l’évidence : ils étaient irrémédiablement perdus. Aucun nettoyage ni détachage n’en viendrait à bout. Une fois sorti, il devrait les jeter. Deuxième perte en deux jours. Il ne lui restait plus dans ses bagages que quatre changes de vêtements convenables…
Il entendit un léger grincement derrière lui. C’était la porte de la grille qui venait de vaciller. Le cadenas qui la tenait close tout à l’heure était à présent ouvert. Bizarre.
Faiblement éclairée par des ampoules électriques, la galerie de pierre formait un coude d’où s’échappaient des sons doux et mélodieux. Un sifflement ?
La fidèle compagne du détective s’appelle curiosité. Quand il se heurte à un phénomène énigmatique, il lui vient un désir insurmontable de l’élucider.
Eraste Pétrovitch pendit sa veste à la porte (qu’elle y reste donc à sécher un peu), puis passa au régime ninpojutsu – il s’engagea sans bruit dans le couloir.
À courte distance, juste après le tournant a priori, quelqu’un sifflotait de manière très précise, bien qu’intermittente, l’air de « Ja, wir sind es, die Grisetten(8) » de La Veuve joyeuse.
Encore un pas et, passé l’angle de la galerie qui plus loin s’enfonçait dans l’obscurité, Eraste Pétrovitch découvrit une dame, de taille modeste mais élancée, qui lui tournait le dos. Tour à tour, elle tirait sur une papirosse et portait une petite flasque à sa bouche. Dans l’intervalle, elle sifflotait, en marquant le rythme du bout du pied. L’inconnue semblait d’humeur excellente.
Je me demande si elle est jolie…, s’interrogea Eraste Pétrovitch.
Il n’était qu’un moyen d’éclaircir ce point.
— Hum, hum…, fit-il.
La femme se retourna aussitôt.
Eh bien, ce n’était sans doute pas une beauté au sens conventionnel du terme. Mais le visage était vif, intéressant. Et les yeux, un pur prodige. Même les sourcils avaient de quoi charmer…
Minute, j’ai déjà vu ces sourcils et ces yeux-là ! se dit Fandorine. La femme avec qui s’entretenait Artachessov. Une quelque chose khanoun, une industrielle du pétrole, elle aussi. Saadat-khanoun ! Voilà comment elle s’appelle !
Il avait eu tort de supposer que la veuve musulmane dissimulait un nez proéminent sous sa mousseline. Le nez était busqué, certes, mais fin, pas du tout comme celui de Mesrop Karapétovitch. Les lèvres, magnifiquement dessinées, étaient pulpeuses. C’était pitié que de les dérober aux regards.
Une grimace d’effroi et de mécontentement altéra un instant les traits de la beauté orientale, et la main tenant la cigarette se précipita pour saisir le voile. Elle retomba aussitôt cependant.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama Saadat-khanoun avec soulagement. J’ai cru que c’était un Bakinois. Qui êtes-vous, et pourquoi êtes-vous en chemise ?
La créature n’a pas froid aux yeux, songea Fandorine. Devant Artachessov, elle jouait les timides. Ah, mais c’est vrai, ils sont tous de fer ici, dans le milieu du pétrole. Apparemment, les femmes aussi.
Il se présenta, et elle à son tour :
— Saadat Validbekova. Cent vingt-cinq mille barils au bas mot…
Elle esquissa une révérence d’un air facétieux, avant de reprendre :
— Non, non, cent vingt-cinq mille tout au plus. C’est l’usage chez nous de se définir ainsi, d’après le volume de sa production pétrolière.
— Oui, je suis au c-courant.
— Passons sur la chemise, inutile de vous expliquer. Dites-moi seulement qui vous êtes.
Elle ramassa la papirosse par terre et la porta à sa bouche comme si de rien n’était.
— Industriel ? Ingénieur ? Courtier ?
— Non, je ne travaille pas dans le pétrole.
— Donc, vous n’êtes personne. Tout du moins à Bakou.
Eraste Pétrovitch avait toujours soupçonné que les musulmanes n’étaient nullement aussi effacées et soumises que le pensaient les Européens. Et néanmoins pareille vivacité le laissait abasourdi.
— Madame… Pourquoi votre attitude ici est-elle si différente de ce qu’elle était là-bas ?