— Et pourquoi irais-je jouer les biches effarouchées dès lors que vous m’avez surprise à des occupations si peu conformes à la charia ? répondit Saadat en montrant la flasque et la cigarette. En outre, on se fatigue de toute cette… fontaine de Bakhtchissaraï(9).
Elle hocha la tête en direction du bassin.
— Pour les affaires, on est forcé de tenir son rôle, mais c’est épuisant… Vous savez ce dont je rêve ?
Elle ferma les yeux et sourit avec volupté. Eraste Pétrovitch devina que Mme Validbekova était un peu pompette.
— Non, de quoi ?
— De vendre l’entreprise à tous ces chaytans, de partir d’ici, d’aller vivre à Nice. Je me baladerai sur la Promenade des Anglais, en robe décolletée, les épaules nues, pour sentir la caresse de la brise, des gants de dentelle montant jusqu’aux coudes, et avec un magnifique boxer noir.
— Un boxeur noir ? s’exclama Fandorine, estomaqué par une telle hardiesse d’imagination.
— Eh bien, oui, que je tiendrai en laisse. Mais pas un mâle, une femelle, les femelles ont une grâce extraordinaire. À Bakou, pareille chose est impossible, ce serait déroger à l’image de la pieuse musulmane, soupira la veuve joyeuse. On ne peut garder un animal impur chez soi, c’est haram. Allah miséricordieux, comme j’aime les chiens !
— Je souhaite que vos rêves se réalisent ent-tièrement.
Sur quoi Fandorine s’éloigna, afin de permettre à la dame de s’adonner librement aux plaisirs interdits. Son front s’était déridé, les commissures de ses lèvres s’étiraient en un sourire. Cette petite conversation avait curieusement rehaussé l’humeur d’Eraste Pétrovitch.
— Il est encore derrière ?
— Oui, maître.
Massa s’était retourné.
— Il suit toujours.
Ils avaient pris le chemin du retour alors que la nuit était déjà tombée : la vieille Parsifal avait mis un long moment à accepter de démarrer. Et à peine avaient-ils quitté la villa qu’un cavalier était apparu derrière eux, qui s’obstinait à les suivre. Il ne se rapprochait pas, mais ne se laissait pas non plus distancer. Impossible de distinguer clairement sa silhouette. Quand la lune écartait les nuées, on voyait bien que l’individu était vêtu de noir et coiffé d’un papakha, mais c’était tout.
Au bout d’un quart d’heure, Fandorine freina pour voir s’il s’agissait ou non d’une coïncidence. Le cavalier s’arrêta lui aussi.
Ce n’était pas une coïncidence.
Intéressant, se dit-il. Voyons ce qui va se passer ensuite.
— Qu’en pensez-vous, maître ? A-t-il un bras ou bien deux ? demanda Massa. Il faudrait vérifier.
Ils tentèrent une marche arrière ; le cavalier tourna bride et s’éloigna.
— Pour une filature, il se conduit de manière stupide. Pour une agression, il est encore plus bête, observa Eraste Pétrovitch en haussant les épaules. Qu’il aille au diable. Que peut un homme seul, même s’il n’est pas manchot ?
Le Japonais acquiesça :
— S’il veut traîner dernière nous, qu’il le fasse. S’il veut nous attaquer, qu’il le fasse aussi.
Ils atteignirent bientôt la Ville Noire. Il n’était pas possible de semer le cavalier en accélérant. À cause des nids-de-poule et de la faible puissance des phares, on ne pouvait guère dépasser les quinze kilomètres-heure.
La nuit, la zone d’exploitation pétrolière semblait encore plus sinistre que le jour. Le smog et la noirceur des bâtiments n’étaient plus visibles, bien sûr, mais de chaque côté de la route des torches flamboyaient, de funeste augure, et les derricks qui émergeaient de l’obscurité semblaient comme autant de squelettes géants. Par ailleurs, on entendait çà et là éclater des coups de feu.
— J’aimerais bien faire un tour par ici, déclara Massa en scrutant les ténèbres avec curiosité. Ça me distrairait. Autrement la journée sera finie sans que rien se soit passé. C’est d’un ennui ! Après les événements d’hier, j’étais d’humeur à…
Il n’acheva pas sa phrase et dit d’une voix précipitée :
— Maître, il se rapproche…
Eraste Pétrovitch se retourna. Effectivement, le cavalier, qui était resté tout ce temps à une distance de cent cinquante, deux cents mètres, était passé du trot au galop. Sa bourka noire se déployait comme des ailes. La silhouette semblait d’une taille prodigieuse – sans doute par un effet de la lumière lunaire.
Si Fandorine eût regardé devant lui, il eût aperçu les éclairs à temps et la salve ne l’eût pas pris au dépourvu. Mais là, brutalement, la déflagration lui fracassa les oreilles. Des éclats de verre se détachèrent du pare-brise, la Parsifal fit une embardée, les pneus crevés. Eraste Pétrovitch braqua le volant pour éviter de quitter la route, mais en vain. La voiture escalada l’accotement et bascula sur le côté. Ses deux passagers roulèrent dans la poussière.
Abasourdi, Fandorine cria :
— Tu n’as rien de cassé ?
Mais le Japonais gisait face contre terre, il ne bougeait pas. La vitre avant montrait trois impacts de balle sur la droite – juste là où était assis Massa.
Au-dessus de leurs têtes, une roue continuait à tourner furieusement. La Parsifal était couchée sur le flanc, formant rempart pour les deux hommes étendus sur le sol.
Eraste Pétrovitch retourna son serviteur.
Sale affaire ! Toute la chemise était en sang. Les paupières ne laissaient voir que le blanc des yeux révulsés. Massa respirait, mais les balles lui avaient transpercé la poitrine. En un endroit dangereux.
Il fallait en finir au plus vite avec les agresseurs et s’occuper du blessé.
Fandorine se releva d’un bond et risqua un coup d’śil hors de son abri.
Tout était clair. L’embuscade avait été tendue dans un virage où le véhicule, qui roulait déjà à faible allure, devait ralentir. On avait tiré à proche distance, depuis le mur de pierre d’une sorte d’entrepôt. C’était un miracle que le conducteur eût été épargné. Une chance incroyable – ou plutôt une chance toute fandorinienne.
La crête du mur d’enceinte s’illumina de nouveau de brèves lueurs. La voiture se mit à tressauter sous une pluie de balles. Eraste Pétrovitch riposta par un unique coup de feu. À en juger par le hurlement qui suivit, ce ne fut pas du temps perdu.
Où est le cavalier ? se demanda-t-il. Il ne serait pas en train de se glisser dans notre dos ?
Mais non, les abords, en arrière du lieu, étaient déserts.
Fandorine déchira un pan de la chemise de Massa, confectionna à la hâte un tampon hémostatique et en couvrit la plaie.
Il fallait le transporter à l’hôpital, et vite !
Nouvelle salve. La Parsifal tressauta et vacilla derechef.
Passons en mode yorume, décida Eraste Pétrovitch.
Durant près d’une minute, il se massa les globes oculaires pour stimuler le yorume, la vision nocturne. Les agresseurs imaginèrent sans doute qu’il était hors de combat. L’un sauta du haut du mur.
Puis un second.
Ils coururent, de manière à contourner le véhicule, l’un par la droite, l’autre par la gauche.
Pile à cet instant, le yorume devint actif. Un coup de feu depuis l’avant de la voiture, un bond, un autre tir depuis le pare-chocs arrière. Les deux corps s’affaissèrent sans un cri. Eraste Pétrovitch était furieux et pressé, aussi visait-il à coup sûr, à la tête.
Eh bien, êtes-vous encore nombreux là-bas ?
Oh oui, ils l’étaient.
Une nouvelle salve éclata. L’automobile s’inclina et s’effondra sur Fandorine, le frappant à la nuque du lourd tranchant de sa portière.
Quand il revint à lui, Eraste Pétrovitch comprit qu’il ne pouvait remuer. On l’avait déjà dégagé de sous la voiture, mais on le tenait solidement par les bras et les jambes. Ils étaient au moins quatre. Leurs visages, dans l’ombre, étaient invisibles. On les entendait juste renifler bruyamment. Ils sentaient le tabac, l’ail et la sueur. Ces gens parlaient avec animation entre eux dans une langue inconnue.