Puis l’un d’eux tourna la tête et cria en russe :
— Khatchik, on l’achève, celui-là, ou quoi ?
Des ténèbres, une voix de basse lui répondit, en russe également, mais avec un fort accent :
— Il a tué Achot, il a tué Aram, Sarkis se meurt. Il n’aura pas une mort facile.
La terre grinça sous des pas pesants. Une ombre en papakha et tcherkeska vint se camper tout près, masquant la moitié du ciel noir. Sa manche gauche, vide, était passée dans sa ceinture.
— Ligotez-le, ordonna le manchot, sur quoi il ajouta quelques mots dans une autre langue que Fandorine ne comprenait pas mais qu’il devina être de l’arménien.
On le ficela rapidement, des épaules jusqu’aux genoux, de manière qu’il ne pût remuer le petit doigt.
On le souleva avec un ahan, comme un paquet, et on se mit en marche. En se dévissant le cou, Eraste Pétrovitch aperçut un corps immobile, gisant toujours à la même place. Pauvre Massa ! Sans secours médical, il allait mourir !
Une minute plus tard, Fandorine ne tenait plus Massa pour si malheureux. Le sort du Japonais était enviable par rapport à celui qui l’attendait.
Il comprit quelle mort lui avait réservée le manchot quand au-dessus de sa tête se dessina la silhouette ajourée d’un derrick – un de ceux qui se dressaient le long de la chaussée.
— Pas la tête la première, les pieds d’abord ! dit le Russe. Qu’il en bave un peu, l’ordure.
Fandorine fut hissé au-dessus du puits, d’où montait une dense et écśurante odeur de pétrole.
— Un, deux, lâchez !
La chute fut brève : quelques mètres tout au plus. Eraste Pétrovitch creva la surface d’une boue liquide qui retomba avec raideur et indolence. Lorsqu’il toucha le fond, il poussa sur ses jambes pour remonter. Le fluide visqueux lui arrivait à la ceinture. Ses pieds commencèrent presque aussitôt à s’enfoncer lentement. Il lui était impossible de se dégager tant ses liens étaient étroits.
Autour de lui régnaient des ténèbres absolues. Seul un carré d’ombre grise se découpait en haut.
— Crève, salope !
Tel était le dernier adieu adressé à Fandorine par l’humanité.
Simon avait parlé de ces journaliers qui, asphyxiés, étaient aspirés par le puits, se souvint Eraste Pétrovitch.
À chaque instant, il avait l’impression de rapetisser d’un pouce. Ou bien était-ce le niveau du liquide huileux qui s’élevait ? Il était forcé de respirer par la bouche : l’air saturé d’émanations d’hydrocarbures ne contenait presque pas d’oxygène.
Durant quelques minutes, Fandorine tenta de défaire les cordes qui l’entravaient. Mais elles étaient serrées à l’extrême. Ses gesticulations ne firent qu’accélérer son enfoncement dans le trou. Le pétrole lui montait à présent jusqu’au milieu de la poitrine.
Bien des fois, Eraste Pétrovitch avait réfléchi à ce que serait sa mort. Mais il n’avait jamais rien imaginé d’aussi atroce dans ses plus sombres cauchemars.
L’honnête homme garde à l’esprit que le mérite n’est pas dans ce qui lui arrive, mais dans la manière avec laquelle il l’affronte ! se dit-il.
Il leva la tête pour contempler une dernière fois un morceau du cosmos, fût-il petit et grisâtre.
Dans l’ouverture carrée – ignoble ironie aux yeux de Fandorine, au seuil de la mort –, l’astre de Vénus brillait de sa pâle lueur.
Kara-Gassym
L’astre de l’amour fut masqué par une tache noire. Une voix qui, au fond du puits, parut assourdissante lança ces paroles incompréhensibles :
— Aj kişi, sən sağsan ?
C’était à coup sûr un des bandits, revenu sur ses pas pour le moquer une dernière fois, mais Eraste Pétrovitch se réjouit d’avoir cette visite, si déplaisante fût-elle.
Il faut le mettre hors de lui ! songea-t-il. Lui lancer des injures horribles. Pour qu’il devienne fou furieux et me tire dessus. Tout plutôt que de mourir noyé dans cette vase infâme !
Le malheur était que Fandorine ne maîtrisait absolument pas l’art de l’invective. Avoir vécu sur terre tant d’années et ne pas savoir ça ! Alors que sa vie, à présent, en dépendait. Ou plutôt sa mort.
Les représentants des petits peuples sont très chatouilleux sur le chapitre du sentiment national. Or les agresseurs, à en juger par leurs noms, étaient en majorité arméniens.
Aussi Eraste Pétrovitch lâcha-t-il une bordée de jurons à l’adresse de la nation arménienne qui pourtant n’en pouvait mais – chose qu’il ne se fût jamais permise sans la terreur de mourir de manière si atroce.
— Vaï, tu parles vrai, gronda une voix de basse. Toi russe, mais parles vrai. Je vais regarder toi. Où la lampe être ici ?
L’ombre disparut, l’étoile perfide se remit à scintiller.
Un instant plus tard surgit à sa place une sphère lumineuse qui entama une lente descente à l’intérieur du puits.
C’était une lampe à huile en verre. Oscillant légèrement au bout d’une corde, elle s’arrêta au-dessus de la tête du condamné à la noyade.
On ne distinguait plus rien de l’ouverture du trou, en revanche les parois noires et visqueuses se détachaient de l’obscurité.
— Sois maudit, chien puant ! dit Fandorine d’une voix mal assurée, en même temps qu’il clignait les yeux, faute de comprendre ce qui se passait.
— Puant toi-même, répondit la voix. Ton tête est tout noir. Tu veux te noyer tout à fait ? Attends, te noie pas.
La lampe remonta aussi lentement qu’elle était descendue.
L’obscurité retomba. Encore plus noire qu’un instant avant. Eraste Pétrovitch se débattit, tendit toutes ses forces, qui n’étaient pas minces, mais les liens étaient solides. Il s’enfonça davantage, presque jusqu’au cou.
Il serra les dents pour ne pas crier, pour ne pas implorer du secours à un inconnu, quel qu’il pût être. L’honnête homme ne réclame du secours qu’à Dieu. Et seulement dans le cas où il croit en Lui.
— Seigneur, murmura Eraste Pétrovitch, s’il ne T’est pas indifférent que je croie ou non en Toi, fais quelque chose. Autrement je me présenterai bientôt devant Toi et Te demanderai pourquoi Tu m’as traité de la sorte.
Le Très-Haut fut-Il effrayé ou bien eut-Il mauvaise conscience ? Mais avait-Il seulement projeté de rencontrer Eraste Pétrovitch dès maintenant ? Toujours est-il que la lumière réapparut en haut, et de nouveau se rapprocha de lui.
C’était toujours la même lampe, mais cette fois-ci un poignard à lame étroite pendait au-dessous. L’arme se balançait, scintillant d’un éclat tentateur.
— Kandjar bien aiguisé, prononça la voix de basse. Prends avec dents, coupe le corde. Un seul tchik, et terminé.
Tenter de se hausser sur la pointe des pieds fut une idée désastreuse : Fandorine ne fit que s’enfoncer davantage. Le kandjar pendait juste devant son nez, mais en saisir le manche avec les dents se révéla loin d’être simple. Il tordit le cou, essaya par un côté, puis par l’autre. Pas moyen !
Voilà quelle compétence il aurait dû acquérir, et non celle de courir au plafond !
La quatrième tentative, cependant, fut la bonne. Eraste Pétrovitch mordit dans l’objet comme un forcené. Mais que faire ensuite ? Le manche du poignard était attaché à la lampe.
Il tira d’un coup sec, et le couteau se libéra avec une facilité déconcertante. Le nśud tenait à peine.
Serrant solidement les mâchoires, Fandorine se contorsionna pour tenter d’atteindre avec la lame le premier tour de corde, au niveau de son aisselle.