Il y réussit. Quel tranchant acéré ! Au premier contact, la corde avait cédé. « Un seul tchik », en effet !
Maintenant, la même chose de l’autre côté.
Oui !
Les liens commencèrent de se relâcher. Une minute après environ, ses deux mains étaient libres. Pour désentraver ses jambes, il dut se pencher et plonger la tête dans le pétrole, mais c’était là une broutille.
— Vaï, bravo ! s’exclama le sauveteur inconnu, qui jusqu’alors avait observé sans rien dire comment Fandorine s’y prenait.
N’en croyant pas son bonheur, Eraste Pétrovitch tenta sans plus réfléchir de s’extraire du puits. Il prit appui contre les parois, mais il glissait et chaque fois retombait.
Nom de Dieu, il n’allait pas pouvoir sortir d’ici, même les mains déliées !
— Vaï, imbécile ! dit la voix de basse avec le même calme en commentaire à ses vains efforts. Le corde est là pour quoi ? Tiens ferme, hein ? Ôte lampe, jette-la. Mais d’abord éteins. Autrement tu finiras rôti.
Fandorine souleva la cloche de verre et souffla la flamme avec précaution. Une étincelle, et il brûlait vif.
Il cria aux ténèbres :
— C’est bon ! Je me cramponne !
Au même instant, il sentit qu’on le hissait, avec une extrême aisance, comme si on avait eu le temps de fixer la corde à un treuil.
Un moment plus tard, Eraste Pétrovitch était assis au bord du trou, aspirant l’air nocturne par la bouche, l’air si pur, si doux, si enchanteur de la Ville Noire, qui pourtant lui avait semblé quelques heures plus tôt parfaitement irrespirable.
En outre, à la surface on y voyait clair. L’éclat de la lune, après l’obscurité du puits, lui parut insoutenable, l’obligeant à cligner les paupières. Fandorine examina son sauveur, les mains en visière au-dessus des yeux.
C’était un colosse, aussi grand que corpulent, doté de somptueuses moustaches en guidon de vélo. Lui aussi détaillait l’homme qu’il venait de secourir. Le géant était tout vêtu de noir : papakha, tcherkeska, bourka. Noirs également étaient ses sourcils, larges et drus, tandis que ses gros yeux ronds étaient d’une ébène opaque.
Sans cérémonie, de ses mains énormes et puissantes, il força Eraste Pétrovitch à tourner sur lui-même, le palpa, le malaxa. Pour enfin conclure :
— Tu n’es pas blessé. Qui es-tu ? Pourquoi Arméniens t’ont jeté dans cette puits ? Pour plonger dans pétrole homme vivant il faut haïr beaucoup. Eh ! Qui es-tu ? Réponds !
Il secoua une nouvelle fois par les épaules Fandorine, qui peinait encore à reprendre ses esprits.
— Tu vas parler, oui ? Ça m’intéresse !
— Mon ennemi, fit Eraste Pétrovitch en crachant un jet de salive grasse et visqueuse, est un manchot. Son nom : Khatchik. Il a tenté de me tuer, pour la troisième fois. Pourquoi ? Je l’ignore.
Il ne parvenait plus à parler que par courtes phrases.
Tout à coup, la mémoire lui revint : Massa !
Il bondit sur ses jambes et courut à l’automobile renversée.
Massa était toujours étendu à la même place. Son visage, basculé en arrière, était pâle, figé. Ses orbites sombres paraissaient vides.
Tombant à genoux, Fandorine lui prit le pouls. Vivant !
Il déboutonna la chemise. Au premier instant, il poussa un cri de soulagement : la blessure qu’il avait pansée à la hâte au moyen d’un tampon improvisé était presque tangentielle, la balle était ressortie sur le côté, entre les côtes. Plus près du sternum, cependant, se dessinait un autre trou noir. Très peu de sang, mais une bulle de couleur sombre qui en sortit pour enfler puis diminuer aussitôt. Le poumon était perforé !
— Il meurt ? demanda l’homme vêtu de nuit. Oui, il meurt. La sang coule dans l’intérieur, c’est merde.
Il a raison ! se dit Fandorine. Il faut stopper l’hémorragie interne ! Reprends-toi, secoue ta fatigue, agis !
Au prix d’un effort de volonté, Eraste Pétrovitch se contraignit à oublier qu’il s’agissait de Massa. Et de manière générale à tout oublier. Ne plus penser à rien. Mettre hors circuit tout son corps, à l’exception de son index. Se changer en ce doigt. Y accumuler le ki.
Quand le doigt, gorgé d’énergie vitale, commença à lui lancer, comme sous l’effet de la douleur, Fandorine prit une grande inspiration, enfonça toute sa première phalange dans la blessure et l’y maintint tout le temps qu’il parvint à retenir son souffle.
— C’est sorcellerie ? s’enquit le colosse avec curiosité.
— Il faut le conduire à l’hôpital.
Eraste Pétrovitch se releva et fit le tour de la voiture. Avec l’aide du gaillard moustachu, il eût été possible de remettre la Parsifal sur ses roues. Mais elle n’eût jamais roulé. Les pneus avant étaient criblés de balles. Elle semblait, en outre, avoir perdu toute son huile.
— L’emmener, on peut.
L’inconnu tendit le bras. À quelque distance, près du derrick voisin, un énorme cheval attendait, agitant tranquillement la queue.
— Alors aide-moi à le p-porter.
— Pourquoi « aide-moi » ? Pas la peine.
L’homme fit tomber sa bourka de ses épaules, puis, sans effort, déplaça Massa pour le coucher sur la cape, l’en enveloppa et le souleva.
Chacun de ses mouvements était lent, réfléchi.
Après avoir observé plus attentivement la monture, Eraste Pétrovitch demanda :
— Attends un peu. C’est toi qui nous suivais ?
— C’est moi.
— P-pourquoi ? Qui es-tu ?
— Comment « pourquoi » ? Je voulais vous dépouiller, répondit l’hercule d’un ton digne, tout en étendant le Japonais sur le large dos du cheval. Je suis Kara-Gassym, tu as entendu parler ?
— Non.
L’homme parut vexé.
— Les vôtres disent : « Gassym le Noir ». Tu n’as pas entendu non plus ? D’où sors-tu, hein ? Je suis un gotchi.
— Ah oui, un brigand.
— Aman-aman, c’est toi qui es brigand !
Kara-Gassym commençait à montrer des signes de colère, mais cela ne l’empêcha pas d’attacher solidement le blessé sur la croupe du cheval, de manière qu’il ne pût tomber : la tête sur la selle, visage vers le ciel, les jambes vers la queue.
— Brigand mauvaise, fait méchanceté gens faibles. Le gotchi, lui, protège gens faibles, fait méchanceté gens mauvaises. On y va, d’accord ? Je vais t’expliquer si tu comprendre rien.
Ils s’en furent par la chaussée en direction de la ville, tenant le cheval par la bride, chacun d’un côté. La bête semblait être consciente de la nécessité de marcher d’un pas égal, elle posait ses sabots avec précaution et évitait ornières et nids-de-poule.
— Quand homme mauvaise fait méchanceté gens pauvres, moi, j’arrive, je dis : tu payes amende. Tu sais ce que c’est, un « amende » ?
— J-je sais.
Eraste ne quittait pas Massa des yeux.
Seigneur, il ne va tout de même pas mourir ? Son organisme est d’une extraordinaire robustesse, mais il faut l’amener sur une table d’opération le plus vite possible. Ah ! j’aurais dû vérifier si la balle était ressortie ou pas.
Gassym jugea tout de même nécessaire d’expliquer :
— Amende il faut payer. Celui qui veut pas payer, hop ! il rend âme. Mais c’est seulement au début qu’ils veulent pas. Quand plusieurs hommes mauvaises ont rendu âme, ensuite tous ils veulent bien. Sur terre il y a beaucoup d’hommes mauvaises. Alors il y a toujours quelqu’un qu’on peut prendre un amende. Je savais que beaucoup d’hommes mauvaises seront invités chez ce chien de Mesrop Artachessov. J’attendais qui retournera première en ville sans escorte. Tu es parti. Sans escorte du tout. Bien, je me dis. C’est pas seulement hommes mauvaises, mais hommes stupides. Je me dis je vais suivre elles jusqu’à derrick de Rothschild, là où ça a brûlé l’an dernier, et là je rattrape. Endroit tranquille, très beau. Là, je prends tout. S’ils donnent pas, je les tue. Tel est le loi. Qui veut pas donner on peut tuer. Mais on peut tuer avec pistolet, dit-il en se donnant une tape sur le flanc, avec kandjar aussi on peut, ajouta-t-il avec une nouvelle claque sur l’autre côté. Mais jeter un homme vivant dans une puits de pétrole, personne n’a droit de ça. Même homme mauvaise n’a pas. Qui a fait ça est pire que chaytan.