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— Où as-tu pris que nous étions mauvais ?

— Tu as voiture, non ? répliqua Gassym d’un ton surpris. Tu as veste blanche, non ? Ça veut dire que tu es riche. Or les riches sont tous mauvaises. On peut prendre amende à n’importe quel riche, on se trompe pas. Je prends moitié amende pour moi, parce que j’ai besoin de manger beaucoup. Il faut viande, il faut pilaf, il faut ouriouk et izioum(10) (j’aime très fort ouriouk et izioum, je les mange beaucoup). Autre moitié amende, je donne à gens pauvres. En échange, moi, j’ai respect, et la police, elle, a peau de balle et balai de crin. Tu sais ce que c’est, « peau de balle et balai de crin » ?

Pour plus de clarté, il leva son poing pesant à hauteur du garrot du cheval et esquissa un geste obscène.

— Je sais. D’où vient-il que tu saches si bien le russe ? Y compris « peau de balle et balai de crin ».

— J’ai passé année dernière dans prison. Forteresse Braïlov. Tu connais ? Endroit mauvaise. Mais bons gens. Pourtant russes, mais très bons gens. Six mois avec eux dans même cellule j’ai resté. Je pouvais évader mille fois, mais je voulais pas. Je serais resté comme ça un an, deux ans. Mais la directeur a voulu m’envoyer Sibérie. Moi, je voulais pas Sibérie. Là-bas, il fait froid, pas d’izioum, par d’ouriouk (j’aime très fort ouriouk et izioum). Bientôt je m’ai ennuyé, j’ai cassé un peu cellule. Je m’ai sauvé. Les bons gens russes ont appris moi beaucoup les choses utiles. Maintenant j’ai devenu malin. Aucune flic me trouvera, aucune agent m’attrapera.

L’individu était amusant. Eraste Pétrovitch l’écoutait avec grand intérêt.

— Tu parles bien russe, mais tu mélanges tout le temps les genres masculin et féminin. Pourquoi, c’est le plus difficile ?

— Comment ça, difficile ? Le bon mot, c’est toujours « lui », le mauvais mot, c’est « elle ». Je n’ai pas respect pour femmes. Tout le mal vient de elles.

Une idée à retenir…, songea Fandorine. Pas en ce qui concerne les femmes, mais par rapport aux mots. On voit ainsi tout de suite ce qui plaît à son interlocuteur, et ce qu’il n’aime pas. Par exemple, si on dit : « Ma gracieuse sire, puis-je ajouter foi à votre vertueuse discours ? », l’autre comprend immédiatement qu’on ne se laissera pas berner… Mon Dieu, quelles sottises me traversent la tête !

— Il y a loin jusqu’à l’hôpital ?

— Oublie ta hôpital, dit Gassym. Il faut pas hôpital. Il faut endroit bon, tranquille. Je connais endroit comme ça. Là-bas ton ami pourra mourir en paix. Ou bien pas mourir, comme Allah voudra. Je connais bon docteur, je l’amènerai. Mais hôpital, il faut pas. Tout le monde saura. Toute la ville saura. Khatchik la manchot saura. Il saura, et il tuera de nouveau. Il tuera lui, il tuera toi. Pourquoi il faut ? Laisse Khatchik penser lui est mort et toi es mort. Ce sera mieux.

Eraste Pétrovitch s’arrêta.

— Tu connais le manchot ? Que sais-tu de lui ?

— Je sais tout. Il est ma ennemi. Eh ! nous y allons, oui ? Cheval s’étonne pourquoi nous bougeons plus.

— Khatchik est ton ennemi ?

— Écoute, dit le gotchi d’un ton surpris. Tu penses pourquoi je vais avec toi, pourquoi je transporte ton ami-śil-bridé sur mon cheval ?

— P-pourquoi ?

— L’ennemi de ma ennemie est mon ami, c’est clair ? Quand tu as parlé de Khatchik la manchot, j’ai pensé : Eh ! eh ! il faut aider cet homme sale.

Fandorine contourna vivement le cheval et empoigna Gassym par le bras. Le brigand était d’une demi-tête plus grand que lui, et deux fois plus large.

— Qui est ce Khatchik ?

— Homme mauvaise. Arménien. Il y a Arméniens mauvaises, et Arméniens beaucoup mauvaises. Celle-là est beaucoup beaucoup mauvaise. Pas pire il y a. Compris, oui ?

— Non, je ne comprends pas ! Pourquoi tient-il autant à me tuer ?

— Est-ce que moi, je sais ?

Gassym haussa les épaules.

— Il est mauvaise, alors il veut. Une Arménien, je te dis ! Tu connais anarchistes ? Khatchatour le Manchot a anarchistes dans sa bande. Pas seulement Arméniens, il y a Russes aussi, mais musulmans il n’y a pas.

D’habitude les anarchistes ne font pas bon ménage avec les bolcheviques, se dit Fandorine. Bizarre. Mais peut-être mes renseignements datent-ils un peu et Ulysse est-il devenu entre-temps anarchiste ? Il a assassiné Spiridonov, or les bolcheviques ne pratiquent pas la terreur. Khatchatour le Manchot ? Le lieutenant-colonel Choubine avait mentionné ce nom !

— Eh quoi, Khatchik et Khatchatour, c’est la même chose ?

— Écoute, d’où tu sors ? « Khatchik » et « Khatchatour », c’est chez eux comme « Vania » et « Ivan » chez vous, compris ?

— Ce Khatchatour a-t-il pour signe de reconnaissance une croix noire ?

— C’est possible. Khatch dans langue à eux, en arménien, veut dire « croix ».

Gassym cracha, sans qu’on sût si c’était sur la croix ou sur les Arméniens.

À cause de Massa, je perds toute présence d’esprit, se reprit Fandorine. L’enquête est une chose, mais je n’ai pas remercié cet homme de m’avoir sauvé !

— Merci de m’avoir tiré de là. Je croyais ma fin v-venue.

Gassym le toisa avec dédain.

— Le femme dit « merci ». L’homme dit pas « merci ». L’homme fait « merci ».

— Bien. Comment puis-je te remercier ?

— J’ai vu comment tu tires. Presque aussi bien que moi. Tu veux faire « merci » à moi, alors tuons ensemble Khatchatour. Pour toi c’est une ennemi en moins, pour moi c’est une ennemi en moins. Vie meilleure.

— Mais… Après ça ma dette envers toi sera encore plus grande.

— Homme mauvaise donne dette, « usurier » ça s’appelle, déclara Gassym d’un ton sentencieux. Moi, je donne pas dette, je prends pas dette. J’aime honnête et juste. Tu aideras moi à tuer Khatchatour, comme ça toi et moi ce sera honnête.

— Le marché est avantageux. D-d’accord.

Il y a tout de même un dieu, dirait-on, songea Fandorine. Il me prive d’un collaborateur, et aussitôt m’en fournit un autre en échange. L’idée lui était venue toute seule, et Fandorine en eut grande honte. Comme s’il avait trahi Massa. Il se pencha et redressa la tête du blessé, qui avait glissé.

— Il y a loin jusqu’à ton « endroit tranquille » ?

La réponse fut flegmatique :

— Qu’est-ce que c’est « loin », qu’est-ce que c’est « proche » ? Parfois cinq pas, c’est loin. Et parfois cent verstes, c’est proche. Nous avons deux heures à marcher. Ou trois peut-être. Dis des choses, le temps filera vite. Quelle espèce homme es-tu, que fais-tu ?

— Ce serait trop long à raconter. Trois heures n’y suffiraient pas, marmonna Eraste Pétrovitch en prenant le pouls du blessé au niveau de la carotide.

— Alors, moi je vais parler. J’aime parler. Et toi, écoute, oui ?

— Je veux bien. Seulement réponds d’abord à une question : tu as dit que l’ennemi de ton ennemi est ton ami…

Fandorine observait d’un śil scrutateur celui qui l’avait sauvé et qui opinait du papakha en signe d’assentiment.