— Mais lorsque tu m’as sorti du puits, tu ne savais pas encore que le Manchot était mon ennemi.
— Je savais pas.
Gassym flatta le cheval en passant la main dans son toupet.
— Mais personne doit mourir comme ça. Même Khatchatour, j’aurais tiré de la puits. Ensuite, bien sûr, je l’aurais égorgé, mais le laisser se noyer dans la fosse, non.
Soudain, il s’assombrit et se prit à souffler par le nez.
— Je vais te raconter une chose. Seulement écoute bien. Comment on dit… ne coupe pas, oui ? Je suis ému quand je parle de ça. Cśur bat fort… Mon père… mon papa, oui ? était foreur. C’est celui au fond de la trou, qui puise pétrole avec seau. Papa est mort dans la puits, étouffé. Deux frères aînés j’avais, foreurs aussi. L’un a brûlé vif, pendant l’incendie. Une éboulement a enseveli autre. Celui enseveli, Moussa s’appelait, il était beau, intelligent, voulait école apprendre. On n’avait pas l’argent, il faut économiser. C’est pourquoi il travaillait dans puits. Il avait peur, mais il travaillait. Quand Moussa est mort, maman aussi est mort. Il aimait Moussa très fort. Avant la mort, maman m’a dit : « Gassym, si tu vas travailler puits, je maudirai toi depuis autre monde. » J’ai obéi, je suis pas allé dans la puits, je suis devenu ambal : porter fardeau lourde. J’avais dix-sept ans, une seule main je pouvais soulever six pouds. J’avais vingt ans, je travaillais comme trois ambal. Je travaillais beaucoup, je gagnais deux roubles par jour. Parce que j’avais très faim. Je mange beaucoup. Je mange le pilaf, je mange bon mouton, j’aime très fort izioum et ouriouk.
— Tu l’as d-déjà dit.
— Eh, me coupe pas, oui ?! protesta Gassym, un peu fâché. Écoute, respire, dit « aïe, aïe ».
— Aïe, aïe, fit Eraste Pétrovitch.
Il posa la main sur le front de Massa. Celui-ci était glacé. Les doigts de Fandorine y laissèrent une large trace de pétrole.
Je suis noir comme un ramoneur, songea-t-il, qui plus est comme un ramoneur éthiopien.
— Allah m’est témoin, je vivais comme une idiot. Ce que j’ai gagné dans une journée, je le mange tout. Alors j’ai commencé à penser. Je me dis : Je vais coltiner des sacs pour manger, et puis je mourrai. Et ça fera que j’ai vécu sur terre seulement pour porter des sacs et manger. C’est triste. J’ai pensé à ça, j’ai pensé, j’ai pensé longtemps, et il est arrivé un chose bon.
Le gotchi sourit au plaisant souvenir.
— Il y avait pluie, il y avait boue. Impossible marcher dans rue, quand on veut rester propre. Ambal peut. Ambal s’en fout. Un voiture s’arrête. Il y a dedans des riches Russes, complètement ivres. L’une crie : « Eh ! Ambal, porte-moi sur le trottoir ! Je te donnerai un rouble ! » Une autre crie : « Non, c’est moi que tu vas porter. Je t’en donne dix ! » Je pense : Dix roubles, on peut manger cinq jours. Elle monte sur moi…
— Une femme ?
— Pourquoi femme ? Homme russe, riche, ivre. Avec le bâton très mince, une canne ça s’appelle. Elle rit fort, et boum ! coup de canne sur le crâne. Boum ! « Hue, baudet ! » elle crie. Je parlais mal russe alors, mais le mot « baudet », c’était compris. Et brusquement je me dis : Eh ! c’est vrai, je suis une baudet. Baudet porte charge comme moi, pour manger, toute sa vie. Je l’ai pris, cette type, par les hanches, je l’ai retourné et jeté dans un fossé plein de la boue.
Gassym secoua la tête d’un air navré.
— J’ai mal agi, j’aurais dû la serrer contre moi, l’embrasser. Elle a ouvert mes yeux ! J’étais une baudet, je suis devenu un humain. J’ai ôté le palan, le coussin sur quoi on porte les sacs. Je l’ai jeté aussi. Je me suis éloigné dans rue. Toujours pluie, très bien. Derrière moi, des cris. Une policier courait, avec coups de sifflet. Elle me rattrape, cette tête d’imbécile. M’empoigne par le col. J’ai cogné la flic, je lui ai pris le sabre, je lui ai pris le Nagant. Et j’ai cessé de vivre avec l’ennui, j’ai commencé à vivre sans l’ennui. Parce qu’une vie d’ennui est pire que la mort, pas vrai ?
— En effet.
— Alors pourquoi avoir peur de mort ? C’est vie d’ennui qu’il faut avoir peur. J’ai tort ?
— Je ne sais pas.
Fandorine sourit, séduit malgré lui par le personnage.
— C’est-à-dire… je suis du même avis, mais ne suis pas certain d’avoir r-raison.
— Eh ! vieil homme, s’emporta Gassym, tu as le poil blanc, pour ça je te respecte, mais quelle idiotie tu dis ! L’homme respectable a toujours raison, même quand il a tort.
Soudain Eraste Pétrovitch comprit pourquoi il était si captivant d’écouter et d’observer ce colosse bakinois. Les gens du Sud sont d’ordinaire agités et affairés, ils parlent vite, s’enflamment facilement. Or celui-ci n’avait rien d’un Méridional à cet égard. C’était Portos, en papakha et tcherkeska. Sa complexion monumentale et sa force de taureau rendaient Kara-Gassym à la fois lent, calme et imperturbable. Il inspirait confiance sans qu’on en eût conscience. À côté de lui, l’inquiétude et la peur s’atténuaient. Peut-être le docteur dont parlait le gotchi saurait-il sauver Massa ?
La Ville Noire avec ses derricks, ses usines, ses citernes et ses entrepôts était depuis longtemps derrière eux. Gassym avait laissé de côté la station de l’oléoduc national, éclairée par des projecteurs, ainsi que le poste de police voisin du passage à niveau. Ils avaient quitté la route et ne marchaient plus que par des ruelles non pavées bordées de maisons d’habitation – des maisons différentes de celles du centre, cependant, très basses, aux toits plats, ceintes de murs et de palissades.
Et puis soudain, passé un dernier tournant, la vue s’ouvrit devant eux sur une large avenue plantée de réverbères ; des bâtiments de plusieurs étages émergèrent du néant ; des rails brillèrent sous la lune – tramway électrique ou bien tracté par des chevaux –, tandis que de l’autre côté se dessinaient les créneaux d’une forteresse. Eraste Pétrovitch reconnut le rempart de la Vieille Ville : Gassym avait réussi à parvenir jusque-là, en plein cśur de Bakou, en évitant tous les quartiers européens.
— Maintenant nous marchons place devant grandes portes, annonça le gotchi. Une policier monte le garde ici la nuit. Si nous marchons loin, il pense nous avons peur. Les flics sont comme chiens : ils aboient quand ils sentent la peur.
Tirant le cheval par les rênes, il s’engagea sans hâte sur la chaussée, se dirigeant droit vers l’endroit où la sentinelle piétinait à la lueur d’un bec de gaz.
— P-pourquoi chercher les ennuis ? lui demanda Fandorine à l’oreille lorsqu’il l’eut rattrapé.
— C’est mieux qu’elle nous voie.
En entendant le martèlement des sabots, le sergent de ville s’anima.
— Eh ! qui va là ? lança-t-il d’un ton menaçant. Qu’est-ce que tu transportes ? Halte, je te dis !
Gassym poursuivit son chemin sans lui prêter attention.
L’homme s’avança vivement à sa rencontre, la main sur l’étui de pistolet. Puis tout à coup il s’arrêta, remonta son ceinturon et tourna le dos. Après quoi, lentement, à pas de promeneur, levant par instants la tête pour regarder la lune, il regagna son poste.
— Elle m’a reconnu, dit Gassym. Maintenant nous allons Itcheri-Chekher.
— Où ça ?
Le gotchi leva la main en direction de la porte fortifiée.
Si les ruelles de la Vieille Ville lui avaient paru, en plein jour, former un véritable labyrinthe, dans l’obscurité Fandorine se trouva sur-le-champ totalement désorienté. Il n’y avait là aucun éclairage. La lumière de la lune n’atteignait jamais le sol, interceptée qu’elle était par les constructions en premier étage étroitement serrées les unes contre les autres. À se demander comment Gassym pouvait marcher d’un pas si assuré au milieu de ces ténèbres. Plusieurs fois, des lueurs vertes scintillèrent brièvement, groupées par deux. Des chats, devina Eraste Pétrovitch.