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— Muallim dit : il va mourir sûrement, mais c’est comme Allah décidera. Peut-être il mourra pas. Il faut dormir beaucoup. Si dormir tout le temps, peut-être il sera vivant. Si pas dormir, si… comment dire… sur un côté, sur l’autre côté…

— S’il s’agite.

— Oui. Il va crier. C’est mauvais. Il mourra.

Le médecin sortit de son sac une sorte de mèche qu’il enflamma au moyen d’une allumette. L’extrémité jaune-brun du cordon commença de se consumer, dégageant un filet de fumée.

— Voilà, il faut placer ça sous le nez. Alors il dort tout le temps, traduisit Gassym.

Fandorine se pencha, renifla. Quelque chose à base d’opium.

— Ce n’est pas dangereux ?

— Il dit : pour imbécile, tout est dangereux, même boire l’eau, si on connaît pas le mesure.

Le tabip à ce moment se redressa, souleva les paupières de Massa, l’une après l’autre. Puis, bizarrement, lui cracha au milieu du front et étala la salive avec le doigt.

— P-pourquoi fait-il ça ?

— Un peu magie.

La séance de soins s’arrêta là. Le vieillard regarda un instant Eraste Pétrovitch. Il s’adressa à Gassym avec un ricanement étouffé, et l’autre pouffa à son tour – poliment, en couvrant sa moustache de sa main.

— Muallim demande : pourquoi Agbach est si sale ? Il dit : il faut aller au bain. Il dit vrai. Demain matin nous irons.

— Que signifie « Agbach » ?

— Tête blanche. Il t’a bien nommé. Moi aussi je t’appellerai comme ça.

Fandorine passa le reste de la nuit au chevet du blessé. Il s’assoupissait de temps à autre, mais pour se relever aussitôt et s’assurer que la mèche soporifique ne s’était pas éteinte. La feuille de papier ciré sur laquelle le narcotique se consumait était posée sur la poitrine de Massa, au-dessous de son menton, pourtant sans doute une partie de la fumée s’infiltrait-elle également dans les poumons d’Eraste Pétrovitch, car il lui venait constamment des rêves, brefs mais d’une extraordinaire acuité.

Ce n’étaient pas d’ailleurs des visions inspirées par l’opium (Fandorine savait bien de quoi il s’agissait, il en avait fait l’expérience en sa jeunesse et avait manqué le payer de sa vie). Rien de fantasmagorique, juste des images du passé. Certaines remontant du tréfonds de sa mémoire, auxquelles il n’avait plus pensé depuis des années, dont il avait perdu le souvenir même.

… Le jeune Massa, âgé de dix-huit ans, reniflant, cramponné à son poignet. Il lui tord le bras et lui fait mal. Sa main serre un revolver. Massa répète : « Ikemasen ! Ikemasen ! », ce qui veut dire « Il ne faut pas ! Il ne faut pas ! ». Fandorine ne se voit pas, mais il sent quelque chose se déchirer dans sa poitrine tandis que ses yeux sont aveuglés de larmes. Un instant de désespoir, une tentative de suicide. Année 1878. Yokohama.

… Massa a trente ans. Cette fois, c’est lui qui a le cśur brisé. Il pleure. Massa vient de quitter la femme dont il était tombé amoureux – pour la première et dernière fois. Eraste Pétrovitch entend sa propre voix bouleversée, marquée par un fort bégaiement : « Idiot ! P-pourquoi ? Elle aussi, elle t’aime ! Ep-pouse-la ! » Massa sanglote, étale les larmes sur ses grosses joues. Pour les Japonais, il n’y a rien de honteux pour un homme à pleurer parce qu’il a le cśur brisé. « La fidélité ne se partage pas en deux », lui répond-il en sanglotant de plus belle.

… Massa a cinquante ans. Assis devant le miroir, il se rase le haut du crâne avec un poignard aiguisé. Son visage est solennel, ses yeux mi-clos. « De toute manière on ne fera jamais de toi un moine b-bouddhiste », dit Eraste Pétrovitch d’un ton moqueur. Il croque une pomme, sent dans sa bouche le goût frais et acide de l’antonovka. D’un geste précis et élégant, Massa secoue la lame couverte de mousse. « D’un homme on fait ce que l’homme veut qu’on fasse. »

Et ainsi de suite… Chaque rêve évoque Massa. Et chaque fois il s’interrompt de même manière. Eraste Pétrovitch se redresse brutalement, saisi d’effroi : il est mort ! Il se penche pour vérifier si son ami respire toujours. Contrôle la combustion de la mèche. Puis sombre à nouveau dans la torpeur.

Son dernier rêve, alors que le soleil poignait déjà, fut celui-ci.

… Le pinceau tente de tracer sur la feuille de papier de riz le kanji « solitude ». C’est un exercice pour la concentration. Un caractère idéalement calligraphié, dont la signification correspond de manière exacte à l’instant présent, hausse la conscience au niveau de la perfection, et la pensée acquiert alors le tranchant d’un sabre : le problème qui paraissait insoluble trouve tout seul sa solution. Cela s’est maintes fois vérifié. Mais l’idéogramme idéal n’est pas toujours facile à obtenir. Aujourd’hui, pas moyen. Eraste Pétrovitch a beau essayer encore et encore, le papier se tache d’éclaboussures. Alors une main aux doigts courtauds se tend par-dessus son épaule, s’empare du pinceau et, d’un geste large et vif, dessine sur la page le signe griffu :

Fandorine n’a pas le temps de s’émerveiller de la perfection du résultat, car déjà la main a laissé tomber le pinceau et le secoue par l’épaule.

— Agbach ! Il faut aller hammam pendant que rues pas beaucoup de monde ! Dans la journée, pas du tout possible, sale comme ça et habits déchirés. Allons nous laver !

— Et Massa ? demanda Eraste Pétrovitch en se levant et se frottant les yeux. On ne peut le laisser seul.

— Un homme va rester.

— Q-quel homme ?

Gassym se tourna vers la porte et cria. Deux individus apparurent sur le seuil, un jeune et un vieux. Pauvrement vêtus, maigres tous les deux, ils se figèrent dans un salut.

— Eux vont rester.

— Mais qui sont-ils ?

— Je sais pas. Ils ont pas dit encore. Toujours le matin des gens sont là. Ils attendent quand je demanderai pourquoi ils sont venus. Kara-Gassym aide beaucoup de gens.

Le gotchi prononça quelques mots d’un ton sévère en désignant Massa.

— Baş ustə, ağa, répondirent d’une seule voix les solliciteurs.

— Ils feront tout, traduisit Gassym. Ils veilleront comme un maman. Si quelque chose arrive, ils courront au hammam. Eh, n’aie pas peur ! Ils savent : qui fait bien à moi, je fais bien à lui. Mais qui fait mal à moi, mal il aura.

Marcher dans la rue vêtu d’affreux haillons, sa robe laissant voir ses chevilles nues, ses souliers vernis craquelés par le pétrole, le cheveu crasseux et raide comme du fil de fer, se révéla pour l’éternel dandy qu’était Eraste Pétrovitch une épreuve bien difficile. Il y avait encore peu de monde dehors, en outre Gassym s’appliquait à passer par des ruelles écartées, et malgré tout Fandorine rentrait la tête dans les épaules quand il croisait les regards méprisants ou apitoyés des quelques passants.

On ne voulut pas le laisser entrer dans les bains. Même lorsque le terrible Kara-Gassym eut montré son poing énorme au portier, celui-ci s’obstina à secouer la tête en bredouillant : « Bacarmaram, heç cur bacarmaram ! » Alors le gotchi desserra le poing ; sur sa paume reposait un rouble d’argent.

L’employé escamota la pièce et, jetant un rapide coup d’śil autour de lui, agita la main : vite, vite !

Ils se trouvèrent bientôt dans une salle de bains séparée, entièrement carrelée de faïence. Par une grille, au bas d’un mur, s’élevaient des nuages de vapeur humide et brûlante.

— Jette ça aux ordures ! dit Gassym à propos des guenilles de Fandorine. Jette aussi les souliers.

— Et que vais-je mettre aux p-pieds ?

— Maintenant tu es plus russe, mais daguestanais. Tiens…

Le gotchi dénoua le baluchon qu’il portait pour en tirer bechmet, papakha, bottes souples, et quelque autre vêtement encore.