— À Bakou, il y a beaucoup Daguestanais. Facile se cacher. Ils parlent pas notre langue. Au Daguestan, chaque aoul a sa langue. Personne comprend daguestanais. Daguestanais lui-même comprend pas autres Daguestanais.
Ce sera en effet une bonne couverture, songea Eraste en se débarrassant avec plaisir de ses vêtements en loques.
— Tête blanche, corps jeune, observa Gassym, qui l’examinait en détail à présent qu’il était nu. Corps solide. Comme kiandirbaz, qui marche sur le corde au bazar.
— Je sais moi aussi faire un peu de corde raide, avoua modestement Eraste Pétrovitch, flatté par le compliment.
Gassym regarda plus bas.
— Eh ! Quelle honte ! J’ai jamais vu pareil ! Prends un serviette, cache ça vite ! Si garçon de bain voit, il te chasse !
Il parle de la circoncision, ou plutôt de son absence, devina Fandorine, qui s’empressa de suivre le conseil avisé de son compagnon et noua une serviette autour de ses hanches.
En tenue de nature, Gassym, quant à lui, évoquait un ours : énorme, couvert de poils bruns, la panse arrondie et la cuisse monumentale.
Eraste Pétrovitch passa un long, un très long moment à se briquer à la pierre ponce et avec un tampon d’étoupe rêche.
Puis, Gassym et lui furent invités à s’étendre sur une table de massage, et deux jeunes gaillards aux bras noueux se prirent à les fouler du pied et du genou, à les marteler à coups de coude, à les pétrir et les pincer, et à leur démonter les articulations.
Fandorine endura l’épreuve en serrant les dents, tandis que Gassym gémissait et grognait.
Enfin, l’étrillage fut terminé. Eraste Pétrovitch se remit debout, chancelant, tout son corps insensible. Une impression de légèreté l’envahit, presque d’absence de pesanteur : il eût pu s’envoler au plafond. Et une sensation de propreté parfaite, comme s’il eût quitté son ancienne peau. L’état de ses cheveux, cependant, laissait toujours à désirer. Tirant une mèche de son front et levant les yeux pour l’observer, Fandorine dut reconnaître qu’ils n’avaient point retrouvé leur aristocratique blancheur.
— Barbier va venir, annonça Gassym en caressant la brosse qui hérissait son crâne. Je vais raser le tête et les joues. Mais toi, rase pas le barbe, pas coutume pour Daguestanais. Rase seulement le tête.
— C-complètement ? s’exclama Eraste Pétrovitch, horrifié.
Mais aussitôt il se dit : Et que faire d’autre de ce paquet de chanvre ?
Une heure plus tard, ils prenaient le thé, installés sur une véranda donnant sur un jardin ombreux, au milieu duquel murmurait une petite fontaine. Ou plutôt Fandorine prenait le thé, alors que Gassym ne touchait presque pas à sa tasse, tant il était occupé à manger. Tchoureks, halva, fruits secs, noix. De temps à autre, il se léchait les doigts, rotait et disait : « Aïe, on est bien. »
Et en effet, l’ancien conseiller d’État se sentait bien. Un vent frais et léger lui caressait le crâne, singulièrement sensible à présent qu’il était nu. Il n’avait pas encore osé se regarder dans un miroir. Assis en tailleur, il cherchait à s’accoutumer à son vêtement caucasien.
— Je t’appellerai plus Agbach, déclara Gassym. Tu seras Yurumbach : Tête ronde. Eh ! il faut pas tenir le tasse comme ça ! Tu es plus russe. Il faut… comment on dit… bonnes manières, autrement les gens verront et croiront pas que tu es musulman.
— Les « bonnes manières », quelles sont-elles ?
— Pourquoi tu as ôté le bonnet ? Homme respectable toujours assis bonnet. Tu bois thé en silence, c’est pas poli. Bois comme ça, regarde.
Gassym prit une gorgée avec un long bruit de succion.
— Compris ?
Fandorine essaya à son tour. À la troisième tentative, le résultat fut convenable.
— Quand tu mangeras pilaf, prends seulement main droite. Jamais gauche. Prends trois doigts, comme ça. Pas salir la paume. Quand le barbe a poussé, c’est bien teindre henné couleur rouge. Le Perse fait comme ça, le Daguestanais des montagnes lointaines aime aussi. Personne pensera que tu es russe…
Tout en écoutant ces instructions, Eraste Pétrovitch réfléchissait à la situation dans laquelle il se trouvait désormais. Lorsqu’un malheur s’abat sur l’honnête homme, son premier mouvement est de remercier le sort et de s’employer à tirer profit des circonstances.
Or celles-ci, sans conteste, offraient bien des avantages.
L’ennemi est persuadé que je suis mort, se dit-il. Par conséquent je n’ai plus à craindre d’autres agressions. Et d’un.
L’état de clandestinité et mon déguisement m’ouvrent des possibilités nouvelles et me donnent une entière liberté d’action. Et de deux.
Je me suis trouvé un allié très puissant. Je peux à présent me passer de Choubine. Et de trois.
— Où se cache Khatchatour le Manchot ? demanda-t-il, interrompant son professeur de bonnes manières.
— Comment je sais ?
Le gotchi fourra dans sa bouche une grosse noix, la croqua sans effort et recracha les débris de coquille dans sa main.
— Je vais venir à maison, je vais manger déjeuner. Ensuite je saurai. Aujourd’hui je saurai. Et nous ferons ce qu’il faut faire.
Pouvait-il le croire ? Fandorine hésitait.
— Si Khatchatour est ton ennemi et s’il est si facile à trouver, pourquoi n’as-tu pas encore réglé tes comptes avec lui ?
— Avant je suis seul et eux huit. C’est beaucoup. Tu as tué deux, blessé un. Restent cinq. C’est peu. Et nous sommes deux. C’est beaucoup. T’inquiète pas, Yurumbach, mange le tchourek. Aujourd’hui nous tuerons tous les Arméniens.
— Dis-moi, vous vous êtes toujours autant haïs, les Arméniens et vous ? s’enquit Eraste Pétrovitch.
— On raconte beaucoup âneries sur ça. Écoute personne, écoute seulement moi. Je vais te raconter le vrai.
Gassym avala une gorgée de thé à grand bruit, puis soupira.
— Fonctionnaires russes toujours été pour Arméniens, depuis cent ans. Parce que Arméniens portent croix, lisent Bible. Mais Arméniens lisent pas Bible seulement, Arméniens lisent aussi autres livres, et à cause livres, le vent souffle dans la tête. Qui lit beaucoup de livres a pas respect pour autorité, il veut toujours faire autre chose. Il veut révolution. Mais autorité veut pas le révolution, autorité veut que tout est tranquille et en ordre. Il y a dix ans, à Bakou, était gouverneur Nakachidzé. Il était géorgien, or Géorgiens sont seulement petit peu petit peu meilleurs que Arméniens. Gouverneur Nakachidzé ensemble avec police secrète a voulu faire peur aux Arméniens. Pour qu’ils oublient révolution. Police a dit à gens imbéciles et avides (nous en avons aussi chez nous) : Arméniens on peut un peu piller et égorger. Quand autorité permet égorger, c’est facile. Ils ont commencé à égorger et piller. « Un peu », ç’a pas marché, parce que égorger un peu c’est jamais possible. Autorité dit ça suffit, mais les gens veulent encore. Alors les soldats ont tiré. Et au Caucase, quand tu commences à tirer, les fusils se taisent pas bientôt. Les gens se sont fâchés, ils ont tué général chef qui a donné l’ordre. Arméniens se sont fâchés contre gouverneur Nakachidzé, ils l’ont tué aussi. À cause des musulmans imbéciles et avides, Arméniens fâchés contre tous les musulmans. Ils ont tiré encore. Alors les nôtres encore plus fâchés contre Arméniens. C’est tout, maintenant nous allons tirer pendant cent ans. C’est le Caucase. Nous aimons pas Arméniens, Arméniens aiment pas nous, tous ensemble on aime pas Russes. Avant, à Bakou, tout le monde vivait côté à côté. Se promène qui veut, où veut. Maintenant non. De Bayil à rue Olguinskaïa musulmans vivent, puis loin au nord Arméniens vivent. Se promener on peut, mais mieux vaut pas.