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L’histoire classique : « diviser pour mieux régner », songea Fandorine. Cette stratégie ne fonctionne jamais dans les coins où la population a coutume de porter des armes.

— Mais si tu c-comprends comment les choses sont arrivées, qui en est responsable, pourquoi alors as-tu tant de haine pour les Arméniens ?

Gassym leva les yeux au ciel.

— Le sang a sa vérité à lui. Quand le sang a coulé, la tête se tait. L’homme doit faire ce qu’il doit, et ensuite Allah juge. Arméniens ont tiré sur moi, j’ai tiré sur Arméniens. Mais c’est pas Arméniens qui m’a mis en prison, c’est Russes. En prison, le seul ennemi, c’est autorité. Quand autorité russe partira de Bakou, partira tout à fait, alors oui, nous finirons Arméniens. Mais pour l’instant nous nous aimons pas seulement. Pour l’instant nous allons pas égorger beaucoup.

Eh bien, se dit Fandorine, je doute que les Russes abandonnent jamais la Transcaucasie, et par conséquent la guerre civile ne menace pas ces contrées dans l’immédiat.

— Rentrons à la m-maison. Il est temps.

Ils ne prirent pas la peine cette fois-ci de passer par les arrière-cours et empruntèrent la rue devenue bruyante et animée. Fandorine regardait attentivement autour de lui. Il gravait le chemin dans sa mémoire, apprenait à s’orienter dans le chaos de venelles tortueuses, de petites places et de terrains vagues brûlés par le soleil.

L’avant-veille, lorsqu’il cherchait le lieu du tournage, Eraste Pétrovitch avait eu conscience de n’être qu’un touriste, une créature étrangère. À présent, tout était différent. Il croisait beaucoup d’hommes pareils à lui, et personne ne lui prêtait attention.

C’était l’Orient le plus authentique, comme sorti d’un vieux chromo. Sur l’estrade de bois d’un minuscule salon de thé, à côté de samovars noirs de suie, des Boukhariens coiffés de papakhas en caracul à calotte de drap sirotaient du thé de Chine, la mine cérémonieuse. Au même endroit était assis un Perse, qui remuait les mâchoires avec une lente régularité – à en juger par son regard trouble, il mastiquait du haschisch. Les passants portaient le chalvar et l’arkhalik serré à la taille, beaucoup étaient vêtus d’une tcherkeska et armés d’un poignard. Les femmes trottinaient, telles des ombres noires, enveloppées de châles.

Ils débouchèrent sur un vaste carrefour et Fandorine fit halte pour mieux contempler le tableau pittoresque et se repérer dans le brouhaha de voix aux accents si différents.

— Meydan toujours comme ça, dit Gassym en désignant fièrement la foule d’un geste circulaire. Ce que tu veux, tout est là. Il y a kebabtchi, il y a halvatchi. Tu veux boire, il y a seleb. Il y a devin ici. Tu veux savoir ton destin ?

— Non, merci.

Eraste Pétrovitch demeura en arrêt devant un panier dans lequel, oscillant avec lenteur, dansait un cobra. Le montreur de serpent jouait à l’orgue de Barbarie un air monotone et discordant, un vrai supplice pour l’oreille, mais le cobra semblait apprécier.

— Eh ! eh ! regarde !

Le cicérone de Fandorine le tirait par la manche.

— Viens, tu vas rigoler !

Et aussitôt lui-même éclata de rire, les mains sur ses grosses hanches.

Une foule s’était rassemblée à l’angle de la place. Deux gaillards, sales et dépenaillés, souriant de toutes leurs dents d’une blancheur éclatante, criaient d’un ton de défi. Ils tenaient un grand miroir de bronze. Un troisième poussait un bélier par l’arrière-train pour le faire approcher. L’animal vit son reflet dans le miroir et eut un mouvement de recul. Puis soudain, prenant son élan, il se rua en avant, tête baissée, et alla heurter de plein fouet la plaque de métal. Un bruit de tonnerre retentit, bientôt couvert par les rires des spectateurs ravis.

— Quel idiot, hein ?

Gassym tendait le doigt vers le bélier.

— Il pensait : C’est un autre mouton ! Quel imbécile !

Eraste Pétrovitch ne l’écoutait pas – il venait de remarquer dans la foule un gamin vendeur de journaux et de menus articles de papeterie.

Il demanda à son compagnon d’acheter les dernières éditions de tous les périodiques, ainsi que des crayons et du papier. La veille, pour la première fois depuis le début de l’année, il avait négligé son nikki. Il n’existait pas de circonstances qui pussent excuser pareil manquement au devoir. Par conséquent, il lui faudrait aujourd’hui rédiger double portion.

C’est à quoi il s’attela dès que Gassym fut parti à la chasse aux renseignements, non sans avoir dévoré au préalable une jatte entière de plov bien gras qui attendait sur la table, en compagnie de quantité d’autres mangeailles, comme si une nappe magique avait besogné en leur absence.

Les solliciteurs inconnus avaient rempli avec conscience leur rôle de garde-malade auprès de Massa. Après quelques chuchotis échangés avec le maître de maison, ils avaient salué et s’étaient retirés. Pendant que Gassym mangeait (ce qui dura longtemps), il avait reçu un défilé d’autres visiteurs, dont le bruit des voix parvenait constamment aux oreilles de Fandorine. Mais, plongé dans la lecture des journaux, celui-ci était resté assis auprès de son pauvre ami toujours sans connaissance.

Les premières pages contenaient les nouvelles locales.

« Quatre mille ouvriers supplémentaires se sont joints à la grève. Le prix du pétrole de nouveau à la hausse. On a livré dans les caves de la glace de la Volga à vingt-cinq kopecks le poud, avec rabais pour les acheteurs en gros. » Bon, d’accord.

« Des nouvelles de Vienne. Les autorités autrichiennes viennent d’établir que les fils du complot dont l’héritier du trône a été victime remontent jusqu’à Belgrade et que des hauts gradés de la police secrète serbe sont impliqués dans l’attentat. » Eh bien, réfléchit Fandorine, ce n’est guère vraisemblable. Sans doute un canular de journaliste. Un démenti sera certainement publié demain ou après-demain…

Ce pour quoi il avait acheté les journaux se trouvait dans La Feuille de Bakou, juste sortie des presses, fleurant encore l’encre d’imprimerie.

Carrément en première page :

LA TRAGÉDIE D’UNE GRANDE ACTRICE

Hier soir, sur la route, au retour du banquet organisé par l’honorable M. K. Artachessov en l’honneur de l’incomparable Claire Delune, le mari de celle-ci, M. Fandorine, précieux hôte de notre ville, a été victime d’une attaque de brigands. Son automobile a été retrouvée dans la Ville Noire, près des champs d’exploitation Mantachev, renversée et criblée de balles. Sur le sol, des taches de sang. L’époux de Mme Delune et son valet de chambre ont disparu. Il ne fait guère de doute que leurs corps ont été noyés dans un des nombreux puits de pétrole. « J’ai perdu le sens de toute ma vie ! a déclaré à notre correspondant la malheureuse veuve éplorée. Mon cśur est brisé. Il ne me reste plus désormais que l’art. » M. Fandorine était arrivé à Bakou la veille seulement. Fonctionnaire à la retraite du ministère de l’Intérieur, il était un des piliers de la société moscovite. La police promet de faire tout son possible pour retrouver les dépouilles des victimes de cette abominable agression et leur assurer de chrétiennes funérailles.

Il y avait même une photographie : Claire en proie à la douleur, se tordant les mains. Derrière elle, Simon en larmes, et Léon Art compatissant.

Dans sa jeunesse, comme bien des adolescents, Eraste Pétrovitch avait imaginé ce que serait son propre enterrement : discours émouvants au-dessus du cercueil refermé, sanglots de la foule, etc. Dans ces rêveries, une très belle personne – fiancée ou bien veuve – pleurait plus amèrement que les autres, elle tentait même de se tuer au moyen d’un stylet. Et voilà que ce lointain fantasme était devenu réalité. Sa veuve versait des larmes, qui plus est de manière fort élégante. Elle disait que sa vie n’avait plus de sens. Certes, son futur consolateur se profilait déjà à côté d’elle, mais c’était au fond si naturel.