Eh quoi ! la clandestinité était d’une solidité garantie. À présent que l’ennemi était calmé, on pouvait préparer convenablement la riposte.
Eraste Pétrovitch étala devant lui une feuille de papier et s’apprêta à rédiger son nikki. Pour la partie Sabre, le mieux était d’attendre le retour de Gassym. En revanche, une idée avait mûri dans son esprit pour le Givre.
霜
« L’homme dont le chemin est semé de dangers doit vivre sans amour. Et il ne s’agit pas là de protéger son cśur d’inutiles blessures – pas du tout. Celui qui n’ose pas aimer, par lâcheté ou par amour-propre, ne mérite que mépris.
Il s’agit d’autre chose : on ne doit pas se faire aimer d’une autre personne. Car l’homme dont le karma est enveloppé de nuées d’orage ne connaîtra pas, c’est certain, de paisible trépas. Il périra, et celle à qui il a donné son cśur restera seule au monde. Si héroïque soit votre mort, vous vous révélerez malgré tout un traître, en trahissant qui plus est l’être que vous chérissez le plus au monde. La conclusion est évidente : ne laissez personne entrer dans votre cśur, et à plus forte raison abstenez-vous de vous immiscer dans le cśur d’autrui. Ainsi, quand vous mourrez, personne ne sera terrassé ni même simplement navré par le chagrin. Vous partirez léger et sans peine, comme le nuage disparaît à l’horizon. »
La fumée douceâtre chatouillait les narines de Fandorine absorbé par sa méditation. Massa remua sur son matelas.
Reprenait-il connaissance ?
Non. Il avait simplement soupiré, une esquisse de sourire était apparue sur ses lèvres. Combien de temps allait durer ce sommeil ? Au moins, il ne gémissait pas. C’était donc qu’il ne souffrait pas.
Des gamins occupés à jouer se mirent à pousser des hurlements dans la cour. Eraste Pétrovitch se leva pour fermer la fenêtre.
Bon, maintenant l’Arbre. Que pourrait-il écrire d’utile ?
Eh bien, ne serait-ce que les mots turcs qu’il avait entendus dans la rue et s’était appliqué à retenir. Ils pourraient lui servir.
木
« Selamün aleyküm, muhterem cenab – salutation courtoise.
Allah ruzivi versin ! – exprime aussi la bienveillance.
Allah sizden razı olsun – quelque chose comme “très reconnaissant” ou “Dieu vous garde”.
Siktir – à en juger par l’intonation, “je ne suis pas d’accord avec vous” ou bien “merci, ce n’est pas la peine”… »
Après l’angoissante nuit passée, et dans l’attente de la prochaine, qui ne s’annonçait guère paisible non plus, il convenait maintenant de dormir. Fandorine avait appris l’art de se détendre et s’endormir sur-le-champ alors qu’il était encore tout jeune. Vingt minutes d’un sommeil harmonieux vous rafraîchissaient l’esprit et le corps de manière plus efficace que plusieurs heures d’assoupissement discontinu, comme par exemple celui de la nuit précédente.
Eraste Pétrovitch s’étendit sur un tapis près du matelas de feutre, pour que la fumée d’opium ne pénétrât pas dans ses poumons. Il s’étira dans la posture du « Samouraï tué sur le champ de bataille de Sekigahara », respira quatre fois profondément et quatre fois très profondément. Et s’endormit.
Le sommeil harmonieux est sans rêves. Il n’a rien de léger, mais il est limpide, tel un tourbillon dans l’eau très pure d’un torrent de montagne. Pareille à un poisson d’argent, la conscience agite à peine ses nageoires contre le fond et remonte dans l’instant dès que la moindre ride court à la surface.
Chaque fois que le blessé émettait un son ou simplement remuait, Fandorine se relevait, vérifiait que tout allait bien, puis de nouveau se laissait tomber sur le sol et se rendormait.
À trois reprises des gens entrèrent dans la pièce. Eraste Pétrovitch se redressait en position assise dès qu’il entendait des pas dans le couloir.
Ces gens lui étaient inconnus. L’un portait une longue pelisse en lambeaux et un béret de feutre. Un autre semblait être un ouvrier. Le troisième avait l’air d’un commerçant aisé. Tous saluaient puis posaient une question, d’où ressortait toujours « Kara-Gassym-agha ». Eraste Pétrovitch secouait la tête sans rien répondre, et chaque fois l’homme, après un nouveau salut, se retirait. Le célèbre gotchi recevait autant de visites de solliciteurs qu’un gouverneur.
Quand les rayons obliques du soleil à son déclin commencèrent d’éclairer la fenêtre, Fandorine se réveilla complètement. Il s’exerça un instant à la marche silencieuse et réussit à traverser le couloir plongé dans l’ombre en passant près d’un énième quémandeur sans que celui-ci le remarquât. C’était tout de même étrange ! Comment Gassym pouvait-il vivre dans un endroit où l’on entrait comme dans un moulin : n’importe qui y venait traîner ses guêtres. On avait en Orient une idée bien singulière de la vie privée.
Eraste Pétrovitch se restaura ensuite des restes du copieux repas. Coiffé du papakha, comme on le lui avait prescrit, bien que le soleil couchant chauffât passablement la pièce. Si paradoxal qu’il pût sembler, le couvre-chef ne tenait pas si chaud à son crâne nu. L’effet de l’isolation thermique, visiblement.
Et alors que Fandorine, ne sachant plus comment s’occuper, se mettait à rechercher dans les motifs du plat les contours du kanji « maîtrise de soi », la porte claqua bruyamment, les lames du plancher grincèrent sous des pas pesants, et Gassym entra dans la salle à manger.
— Ouf ! fit-il en essuyant son visage en sueur du revers de sa manche. Fait chaud. Tu manges, oui ? Moi aussi je veux.
Il se retourna, hurla quelques mots en direction de la fenêtre, puis s’assit en s’éventant de son bonnet de fourrure.
— Tu as appris quelque chose ? demanda Eraste Pétrovitch avec impatience.
— J’ai tout appris.
— Alors p-parle vite ! Ne me fais pas languir !
Le gotchi leva un doigt et déclara :
— Seul chaytan court plus vite. Tout le bon va lentement.
Une vieille femme entra dans la pièce à pas menus, porteuse d’un lourd plateau sur lequel trônait un plat de viande fumant à côté d’une montagne de galettes de pain. Elle le posa sur la table et s’esquiva tout aussitôt.
Empoignant un tchourek d’une main et un morceau de mouton de l’autre, Gassym fourra en même temps l’un et l’autre dans sa bouche.
— Tu sais où est le Manchot ? Tu l’as trouvé ?
Gassym hocha la tête tout en travaillant des mâchoires d’un air concentré.
— Où est-il ? Loin d-d’ici ?
— Pas loin. À Choubany. Dans ancienne datcha Ter-Akopov, celui qui est deux cent cinquante mille barils. Ter-Akopov a offert son datcha Khatchatour.
— Comment ça « offert » ? s’exclama Fandorine, surpris. Un anarchiste, sa propre datcha ? Comment est-ce possible ?
Force lui fut d’attendre que le gotchi eût avalé la portion de viande et de pain suivante.
— Très simple. Il a dit : Vis ici, cher Khatchatour. Mon datcha est ton datcha. Ter-Akopov a un grand datcha à Mardakiany, et celui-ci est petit. Ter-Akopov venait après théâtre, après casino, amenait des…
Gassym prononça ici très distinctement un vilain mot russe désignant les femmes de mauvaises mśurs.
Eraste Pétrovitch ne parvenait toujours pas à comprendre.
— Quoi, ils sont amis, tous les deux ?
— Pourquoi amis ? Khatchatour a pris le fils à Ter-Akopov. Il a dit : Tu veux fils revoir, donne cadeau, autrement j’ai vivre nulle part. Ter-Akopov a dit : Prends pas le grand datcha, prends le petit. Khatchatour a pris. Choubany près de Bakou, c’est bien.