Le crayon courait sur le papier. Eraste Pétrovitch payait sa dette au nikki pour le jour précédent. La nuit était tombée, des moucherons dansaient au-dessus de la lampe à pétrole.
Quelques heures plus tôt, Gassym avait dit :
« Je vais à Choubany. Par-dessus mur je regarde. Si Khatchatour dort dans le maison, j’envoie message : combien hommes, combien lions. Tu viens, nous attendons quand tout le monde dort, et puis nous allons et nous tuons tous. C’est le plan, avait conclu le gotchi avant d’ajouter : J’oublie pas, j’oublie pas, Khatchatour, on tue pas tout de suite.
— Comment recevrai-je ton m-message ? Par les airs ? Et comment trouverai-je ton Choubany ?
— Garçon apportera, garçon conduira.
— Quel garçon encore ?
— Vaï, je le sais ? N’importe quel garçon. »
Il s’était approché de la fenêtre, avait crié quelques mots. Un instant après, une bande de gamins dépenaillés s’engouffraient dans la pièce dans une bruyante cavalcade : ceux-là mêmes qui avaient braillé toute la journée dans la cour.
Gassym en avait désigné deux, avait renvoyé les autres, puis s’était entretenu un moment avec les gosses.
« Teşekkür ederim, ağa. Dediyiniz kimi olacag ! » avaient répondu en chśur les gamins, le visage illuminé d’un sourire heureux.
« C’est Saïd, le fils de Khalida-khanoun, avait expliqué Gassym en montrant l’un. Il restera avec ton ami quand tu partiras. Et ça, c’est Ali, fils de Mustafa, il t’apportera le message et te conduira où il faut.
— Mais tu ne sais ni lire ni écrire ! Comment feras-tu pour me rédiger un billet ? »
Le gotchi avait eu un sourire méprisant et n’avait pas daigné répondre. Il avait rempli son immense poche de fruits secs et de noix, et s’était muni de plusieurs galettes.
Dans la cour, il avait marché sans hâte, d’un pas chaloupé. Ali, le fils de Mustafa, trottinait à côté de lui, pareil à Panurge au côté de Pantagruel, mais s’employait en outre à imiter la démarche du géant : redressant tout aussi fièrement les épaules, son nez pointu dressé en l’air, à cause de quoi, du reste, il avait manqué trébucher.
C’est alors que Fandorine avait résolu de s’atteler à son journal : une idée propice lui était venue pour le Givre.
霜
« Tous les êtres humains, ou presque, ont envie de s’élever de quelque manière. Le junzi, l’honnête homme, aspire pour cela à devenir plus grand. L’homme médiocre, siaojen, cherche à rehausser sa taille en rabaissant ceux qui l’entourent. C’est pourquoi, quand l’honnête homme gouverne (chose qui, dans l’histoire, s’est rarement produite), toute la société, suivant son exemple, tend elle aussi vers le haut : les mśurs s’améliorent, la noblesse, le désintéressement, la bravoure deviennent à la mode. Quand le siaojen, en revanche, accède au trône, c’est l’humiliation d’autrui qui fait office de loi universelle. Le siaojen est petit de taille. Aussi ne peut-il paraître grand qu’à condition que tout son entourage s’aplatisse face contre terre. Le pire ennemi du petit souverain est donc celui qui refuse de ramper. De là vient qu’en période de règne de siaojen la société voit se répandre en son sein flagornerie, malhonnêteté et perfidie… »
Tout le temps qu’Eraste Pétrovitch passa tantôt penché sur sa feuille de papier, tantôt pensif, le regard fixé sur la flamme de la lampe, Massa demeura étendu paisiblement, sans bouger. Mais alors qu’il recopiait dans la section Arbre des informations tirées d’articles de journaux concernant l’industrie pétrolière, au moment où il en arrivait aux statistiques des produits raffinés, le Japonais soudain s’anima. Ses paupières frémirent, et des larmes coulèrent sur son visage blême émergeant du sommeil.
— Môshiwake arimasen ! marmonna le blessé, qui répéta ensuite comme une litanie cette phrase signifiant « Je n’ai pas d’excuse ! ».
Il souffrait, tourmenté par des cauchemars. Un sommeil si pénible ne pouvait être pour lui d’aucun profit.
Après un instant d’hésitation, Fandorine tapota légèrement la joue de son ami.
Massa ouvrit les yeux. Il vit Eraste Pétrovitch incliné sur lui, cligna des yeux et éclata en sanglots.
— J’ai fait un rêve affreux, maître. Vous étiez en danger, j’étais blessé et je ne pouvais vous venir en aide !
Il voulut se redresser, mais s’en trouva incapable et ne sut qu’émettre un gémissement.
— Ce n’était donc pas un rêve… Je ne peux pas remuer. Je n’ai plus aucune force ! murmurèrent ses lèvres exsangues.
— Tu as été blessé, une balle t’a traversé la poitrine. Tu es resté vingt-quatre heures sans connaissance. Ne bouge pas. Tu as besoin d’un repos absolu.
Le Japonais fronça les sourcils.
— Je me rappelle, nous étions sur la route. La lune. Un cavalier noir. Et puis c’est tout. Que s’est-il passé ensuite ?
Fandorine le lui raconta. Massa l’écouta sans l’interrompre.
— Vous vous êtes rasé la tête à cause de moi, maître ? En signe d’affliction ? Je suis très touché.
Les yeux de Massa s’emplirent de larmes.
— Très joli. Vous ressemblez à un bouddha maigre.
— Je fais un bien maigre bouddha, tu as raison, plaisanta Eraste Pétrovitch en russe pour réconforter son ami.
Sans succès.
— Je n’ai pas d’excuse, chuchota Massa. Non seulement je n’ai pu vous protéger, mais me voilà à présent un fardeau pour vous. Mieux vaut que je meure.
— Je vais t’en fiche de mourir ! s’emporta Eraste Pétrovitch. Tu restes allongé, tu dors, tu te rétablis !
— Et c’est ce Gassym qui va vous seconder ?!
Les yeux étroits du Japonais s’étaient allumés d’une lueur mauvaise.
— Je ne l’ai même pas vu. Comment puis-je vous confier à lui ? Et si c’était un traître, prêt à vous poignarder dans le dos ?
— Je ne crois pas.
— Eh bien, si ce n’est pas un traître, alors un imbécile ou un incapable !
Fandorine souffla sur la mèche magique et l’approcha du nez de son serviteur.
— Respire donc un peu ça. Tu ne dois pas t’agiter.
Massa sanglota encore quelques minutes, puis son regard s’embruma, et il se rendormit.
Juste à temps.
Un caillou heurta la vitre. Dans la cour se tenait une petite silhouette qui agitait la main. Eraste Pétrovitch dévala aussitôt l’escalier.
Ali, le fils de Mustafa, lui tendit un bout de papier. À la lueur d’une allumette, Fandorine découvrit qu’un dessin y était tracé :
Tout était clair. Sauf un détail : pourquoi un des personnages dans la moitié droite était-il plus petit que les autres ? Peut-être était-ce l’effet d’un hasard ?
Ali tira Fandorine par un pan de son vêtement : allons-y, allons-y !
— Où est Saïd, le fils de Khalida-khanoun ?
Il était juste là, sous l’escalier.
Après avoir expliqué, par gestes, au garçonnet la fonction de la mèche allumée, Eraste Pétrovitch se prépara rapidement. Dommage que ses bagages fussent restés à l’hôtel. Il se trouvait privé de sa tenue de ninja pour expéditions de nuit, ainsi que de quantité d’autres matériels des plus utiles. Il regrettait également son Webley. Ce revolver fort commode d’emploi, qui avait magnifiquement fait ses preuves lors de la fusillade nocturne, était à présent entre les mains des anarchistes. Peut-être pourrait-il remettre la main dessus.
Cependant, il y avait suffisamment d’armes dans la maison. Fandorine dégota sans peine tout ce dont il avait besoin pour l’opération, laquelle s’annonçait, au fond, très simple.