— Je suis prêt, Ali, en route !
Le chemin leur prit près d’une heure. Eraste Pétrovitch aurait pu franchir cette distance beaucoup plus vite, mais le gosse commençait à s’essouffler, et force fut de modérer la cadence.
La petite bourgade de Choubany était située sur le versant des collines qui touchaient à la ville par l’ouest. Le coin était désertique et n’avait rien d’un lieu de villégiature. Toutefois, la cime de quelques arbres se dessinait en noir derrière les murs de la propriété à laquelle Fandorine avait été conduit par son jeune guide. Sans doute les avait-on plantés ici spécialement, pour avoir de l’ombre.
Tout de même, quel incroyable culot ! pensa Fandorine. Une bande de malfaiteurs vit, on peut bien le dire, au vu et au su de toute la ville, et elle ne craint rien ! Ils sont par conséquent absolument sûrs de jouir d’une parfaite impunité ! Comme on dit ici : « C’est Bakou… »
Ali s’était arrêté juste au pied de l’enceinte, assez élevée, d’environ une fois et demie la taille d’un homme.
— Chalam aleykum, Yurumbach ! chuinta une voix venant d’en haut, dans l’obscurité. Grimpe ichi !
Presque invisible dans l’ombre du branchage, Gassym attendait, perché sur la crête du mur. S’il chuintait, c’était parce qu’il avait la bouche pleine de nourriture.
Eraste Pétrovitch s’installa à côté de lui.
— Dis au petit de s’en aller. C’est dangereux pour lui de rester ici.
— Pourquoi dangereux ? J’ai promis Ali : on peut écouter comment nous allons tuer Arméniens. Regarder, c’est défendu, écouter on peut. C’est le récompense.
Fandorine songea en soupirant : Que va devenir cette ville dont la moitié des habitants voue une haine si féroce à l’autre moitié ?
Il avait cependant d’autres soucis, plus urgents.
— Pourquoi, sur ton dessin, un des personnages est-il plus petit ? Qu’est-ce que c’est ? Un enfant ? Cela va compliquer les choses.
— Pas enfant et pas homme. Tout jeune, moustache pousse pas encore. Pas combattre. On y va, oui ?
Sans attendre de réponse, Gassym sauta dans le jardin. Le fracas fut celui d’un éboulement de rochers. Eraste Pétrovitch se dressa debout sur le mur et, au prix d’un bond immense, atterrit plusieurs mètres plus loin, parfaitement silencieux. Toujours sans un bruit, il s’élança en avant, au pas de course. Il entendait souffler derrière lui, des branches craquèrent.
Rasant les herbes, deux ombres véloces foncèrent vers lui avec un rugissement. C’étaient des lionnes. Toutes deux se figèrent, les oreilles pareillement plaquées en arrière. Les flammes jaunes de leurs yeux brillèrent d’un éclat lugubre.
Quelques enjambées encore, et Fandorine s’arrêta en un lieu découvert éclairé par la lune, permettant aux fauves de l’observer à leur aise. Son doigt était posé sur la détente d’un Smith & Wesson. Il en avait un second passé à la ceinture. Chien levé, lui aussi.
On ne plaisante pas avec les lionnes, elles sont plus dangereuses que les mâles. Je ne te toucherai pas si tu me laisses tranquille, dit mentalement Eraste Pétrovitch d’abord à l’une des bêtes, puis à l’autre. Pour les en convaincre tout à fait, il était besoin de jouer à les regarder dans les yeux sans ciller pendant trente secondes.
Mais des branches craquèrent à nouveau, sous des pas pesants. Les énormes chats tournèrent d’un coup leurs têtes chauves. Gassym déboucha dans la clairière en tapant des pieds.
— Pichtia ! siffla-t-il.
Et les lionnes reculèrent, tournèrent le dos et disparurent dans la nuit.
Fandorine s’avança plus loin.
Le mâle se trouvait sur la pelouse, juste devant la maison. Il ronflait, sa tête hirsute posée sur ses grosses pattes. Il n’y a rien de particulier à craindre d’un lion rassasié (car s’il dormait, c’était qu’il avait eu son content de nourriture). Sauf à l’approcher et à lui tirer la crinière, il ne bougerait pas.
Après avoir examiné le bâtiment (un élégant pavillon de jardin à bardage de bois peint en blanc, avec de hautes fenêtres à la française – pas un bruit à l’intérieur, pas une lampe allumée), Eraste Pétrovitch indiqua l’aile droite de la maison à Gassym et lui rappela dans un murmure :
— Deux minutes pile, c’est bien compris ?
Gassym exhiba sa montre, leva deux doigts pour enfoncer le clou.
— Deux. Puis je casse fenêtre, je tue tous. Attention, Yurumbach, tombe pas sous mon balle.
Se déplacer sur l’herbe de manière à ne produire aucun bruit est une science malaisée, mais Eraste Pétrovitch la maîtrisait à la perfection. Il courut jusqu’à la fenêtre de la chambre à coucher comme si ses pieds n’eussent pas un instant touché terre. Il se massa les globes oculaires pour activer la vision nocturne. Puis risqua un coup d’śil par-dessus le rebord de la fenêtre.
Le compteur, dans sa tête, égrenait les secondes.
Dix-huit, dix-neuf…
Eh bien, qu’avons-nous là ?
Intérieur de style Art nouveau. Des bouteilles de vin sur la table de toilette. À droite, une alcôve avec un lit à baldaquin dont le voilage oscillait doucement au gré d’un courant d’air : la porte du couloir était entrouverte. Nulle respiration de personne endormie, mais ça ne voulait rien dire. Les gens menant une vie dangereuse ont d’ordinaire le sommeil très léger, et par conséquent silencieux.
Il poussa le vantail – lentement, de peur qu’il ne grinçât. Grimpa sur l’appui de fenêtre. En descendit.
Trente et un, trente-deux…
Et si Khatchatour ne dormait pas ? S’il avait flairé quelque chose et retenait son souffle ?
Fandorine se prépara à vaciller sur le côté pour éviter une balle.
Pas un son. Juste le murmure du feuillage dans le jardin.
Eh bien ! Advienne que pourra !
En deux bonds, il fut près du lit, tira le rideau d’un coup.
Personne ! Les draps n’étaient même pas froissés.
Gassym se serait-il trompé ? Khatchatour ne serait pas dans la maison ?
Quarante-quatre, quarante-cinq…
Derrière la porte devait se trouver un petit couloir menant au salon-salle à manger.
Chut, la porte, ne grince pas !
Qu’était-ce que ces lames de plancher ? Mauvaise affaire : elles fléchissaient sous le pas.
Pour que le plancher se tînt sage, force était de progresser le long de la plinthe, d’avancer lentement un pied après l’autre, comme si l’on glissait sur un sol gelé.
Cinquante-neuf, soixante…
La seconde porte était également entrouverte – eh bien, oui, sinon il n’y aurait pas eu de courant d’air !
Sans à-coup, centimètre par centimètre, Eraste Pétrovitch l’ouvrit plus largement. Il risqua un śil dans la vaste pièce. Celle-ci s’offrait tout entière au regard, la lumière de la lune inondant les lieux par les fenêtres face à lui. Dans moins de soixante secondes, Gassym ferait irruption par là. Presque une minute, c’était beaucoup. Plus que suffisant.
La décoration était du même chic que dans la chambre à coucher. Mobilier aux lignes courbes et fragiles, volutes de bois sculpté autour d’un grand miroir, plafond orné d’une fresque représentant faunes et nymphes.
Une naïade de marbre, avec en bandoulière un fusil et deux cartouchières. Sur une longue table, de la vaisselle sale, des bouteilles, des reliefs de repas. Toutes sortes d’armes pendues aux dossiers des chaises : pistolets Mauser, poignards, plusieurs carabines.
Et maintenant l’essentiel : les hommes.
Le long du mur, sur le plancher, six silhouettes étendues. Bourka pour seul matelas. Papakha en guise d’oreiller.
Fandorine poussa un soupir de soulagement. Six : tout le monde était là par conséquent, y compris Khatchatour. Au lieu d’aller dormir dans la chambre, il était simplement resté avec les autres. Cela compliquait un peu la tâche, mais pas trop.