Quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois…
Déterminer lequel d’entre eux était le Manchot. S’approcher, le neutraliser. Peut-être réussirait-il à s’emparer des autres de la même manière, sans effusion de sang.
Pas le plus proche : on lui voyait les deux mains croisées sur la poitrine. Ni le second, qui dormait les bras repliés derrière la tête.
Quatre-vingt-dix, quatre-vingt-onze…
Une grande ombre allongée dansa sur le parquet. Le cadre de la haute fenêtre émit un craquement terrible. Une silhouette énorme apparut dans l’embrasure, masquant celle-ci presque entièrement.
C’était Gassym. Il passa les jambes par-dessus l’appui, s’assit et porta une main à son front pour examiner la pièce, qui, par contraste avec le jardin baigné de lune, devait lui sembler plongée dans les ténèbres.
Bon Dieu, jura intérieurement Fandorine, qu’est-ce qui lui prend ! Il restait encore trente secondes !
Un des dormeurs remua sur le plancher, un autre se releva d’un bond.
— Eh ! Arméniens ! Je suis Kara-Gassym ! brailla le gotchi d’une voix de stentor. Votre mort est arrivée ! Eh, où vous êtes ? Je vois pas.
L’homme le plus éloigné de Fandorine se redressa vivement, tel un cobra belliqueux. Il n’avait qu’un seul bras ! Il brandit un Mauser qui aussitôt cracha une flamme d’un jaune venimeux. Gassym vacilla, une main agrippée à son flanc.
Il n’y avait plus le choix. Une seconde d’atermoiement, et Khatchatour ferait feu de nouveau.
Fandorine fut contraint de tirer à son tour. La lourde balle du Smith & Wesson projeta le Manchot dans l’angle de la pièce.
À présent, tous étaient debout. Certains regardaient autour d’eux, abasourdis, tandis que d’autres, davantage maîtres d’eux-mêmes, se précipitaient vers les chaises auxquelles étaient pendues leurs armes.
Eraste Pétrovitch abattit l’un d’eux, qui s’était montré le plus vif.
— Je vois ! Je vois tous ! hurla Gassym.
Gardant la main sur sa blessure, il visa posément, et tua le bandit le plus proche.
Fandorine avança dans la pièce. Il croisa sur son chemin un adolescent maigriot aux yeux écarquillés. Le blanc-bec était désarmé, aussi Eraste Pétrovitch se contenta-t-il de lui allonger un crochet qui le mit knock-out (au cśur d’une mêlée chaotique dans un espace restreint, la boxe anglaise n’est pas moins efficace que n’importe quel jutsu).
Un homme aux cheveux blonds fonça, à moitié nu, sur Gassym en agitant un poignard. Sans plus de hâte, le gotchi ajusta son attaquant, mais au lieu d’un coup de feu ne retentit qu’un claquement sec.
— Vahsey ! s’exclama Gassym, surpris, en fixant avec des yeux ronds la lame levée sur lui.
Fandorine abattit l’assaillant d’une balle dans la nuque. Et se trouva alors placé devant un dilemme difficile.
Le dernier des anarchistes encore debout avait réussi à empoigner une carabine, il venait d’en actionner la culasse et braquait le canon sur lui, tandis que Khatchatour, bien que blessé et peinant à tenir d’une seule main le lourd pistolet, le visait avec son Mauser.
Il ne fallait pas compter sur Gassym, occupé à examiner le barillet ouvert de son Colt enrayé.
Un bandit en bonne santé est plus dangereux qu’un éclopé. C’est pourquoi Fandorine tira sur l’homme à la carabine et esquiva la balle du Mauser en se jetant contre le mur.
Il devait capturer le Manchot vivant.
Il s’élança par conséquent vers l’arme, faisant un brusque écart un centième de seconde avant le coup de feu suivant. Cette technique s’appelle « go-go » (« cinq contre cinq »), parce qu’à faible distance les chances d’échapper à la balle et celles d’être touché sont égales. Un maître authentique est capable de réduire le rapport à deux contre un, cependant Fandorine n’avait pas atteint de tels sommets. Il ne recourait au jeu du go-go que dans les cas les plus extrêmes.
La chance lui sourit une première fois, puis une deuxième. Ne lui restait plus qu’un bond à accomplir. Mais à cet instant Gassym referma enfin son Colt et le pointa.
— Ne tire pas !
Trop tard. Le puissant revolver éructa comme un fauve. Le Manchot se trouva à nouveau projeté en arrière.
Dans le jardin, comme en écho, le roi des animaux poussa un rugissement terrible. Enfin réveillé, il exprimait le mécontentement que lui inspirait ce vacarme.
Il régnait dans la pièce une odeur de suie, de poudre et de sang.
Et le compteur pendant ce temps continuait de tourner.
Cent huit, cent neuf, cent dix.
— Que le diable t-t’emporte !
Eraste Pétrovitch se pencha sur Khatchatour.
— Qu’as-tu fait, Gassym ?
— Ton vie j’ai sauvée.
— J’aurais aussi bien pu le descendre moi-même !
Où était la lumière ?
Fandorine s’approcha de la porte, tourna le commutateur, inspecta la pièce du regard.
À l’exception du gamin K-O, tous étaient morts, semblait-il…
Gassym, toujours assis sur l’appui de fenêtre, déboutonna sa tcherkeska et examina le trou dans son flanc. Le sang s’en écoulait par saccades, imprégnant le poil épais.
— Brûlant, déclara le gotchi en léchant sa paume. Salé.
— Laisse-moi regarder.
— Eh ! pas la peine.
Le géant arracha une touffe de fourrure à son papakha et en colmata la plaie.
— Aman-aman, dit-il tristement. J’aimais tant la Colt, mais elle a pas voulu tirer.
À en juger par l’emploi du féminin, son amour pour cette arme était révolu.
Le gotchi fit le tour des chaises, examinant l’arsenal laissé là. Il prit en main un Webley, qu’il considéra avec intérêt : sans doute n’avait-il jamais rien vu de semblable.
— C’est le mien, dit Fandorine. Passe-le-moi.
— Dès qu’une chose est bien, tout de suite « c’est à moi », maugréa Gassym. Tiens, je m’en moque.
Il soupesa un Mauser d’un air dégoûté. Fit mine de viser, et tout à coup vida le chargeur dans le mur : une balle au centre, les autres en cercle tout autour.
— Qu’est-ce qui te prend ?! s’écria Eraste Pétrovitch en se bouchant les oreilles.
— Ma marque. « Ici était Kara-Gassym. » Les gens vont parler. Yurumbach, quelle est ta marque, à toi ?
— Je n’en ai pas.
Fandorine ne parvenait pas à recouvrer son calme. Était-il possible que l’opération fût un fiasco et le fil de l’enquête rompu ?
— Vaï, j’ai pas besoin du gloire d’un autre, dit le gotchi d’un ton de reproche. J’ai tué seulement deux Arméniens. Toi, quatre. Quoique lui, peut-être, est russe, ajouta-t-il en hochant la tête en direction de l’homme blond.
— Je n’en ai pas tué quatre, mais t-trois.
Le seul et dernier espoir reposait sur l’adolescent. Deux gifles suffirent à Eraste Pétrovitch pour ranimer son prisonnier, qu’il fit asseoir sur une chaise.
— Qui es-tu ? D’où viens-tu ?
— Gaguik… D’Akna.
Le gosse, livide, les lèvres tremblantes, contemplait avec effroi les cadavres autour de lui. Voyant le gotchi s’approcher, il plissa les paupières.
— Je suis Kara-Gassym. Tu as entendu parler ?
Le garçon hocha la tête sans rouvrir les yeux.
— Elle me connaît, releva le colosse d’un air satisfait. Elle vit loin, au Karabakh, mais elle connaît Kara-Gassym.
Fandorine empoigna Gaguik d’Akna par ses maigres épaules.
— Je vais te poser des questions, et tu vas y répondre. Honnêtement. Autrement, je te livre à lui. Je m’en vais tout bonnement, et je te laisse avec lui seul à seul. Mais si tu dis la vérité, je te relâche. Je suis homme de parole. Quand je promets quelque chose, je m’y tiens.