Cette dernière phrase était spécialement destinée à Gassym.
À présent, le gamin regardait Eraste Pétrovitch avec la même terreur que le gotchi un instant plus tôt.
— Tais-toi, Gaguik, dis rien à Yurumbach-agha, lui conseilla Gassym. C’est mieux que moi, je parle avec toi.
Le malheureux émit un sanglot et de nouveau plissa les paupières.
— T-tu vas répondre ?
Il opina du chef.
Pendant ce temps, Gassym arpentait le champ de bataille avec un plaisir manifeste. Il dévisageait chaque cadavre, en égrenant quelques mots. Il ressemblait à un jardinier admirant un splendide parterre de fleurs.
— Qui a donné l’ordre, la nuit dernière, de tendre une emb-buscade dans la Ville Noire ? Qui avait chargé Khatchatour de cette mission ?
— J’étais parti dans le Karabakh porter une lettre de Khatchatour ! Je ne suis rentré que le soir ! Je ne sais rien, parole d’honneur ! Quelle mission ? Personne ne peut donner d’ordre à Khatchatour !
Le garçon parlait correctement le russe. Sans doute était-il élève d’un lycée ou d’une école professionnelle.
— Je ne peux croire que personne n’ait parlé de cette embuscade hier. Votre bande y a perdu trois hommes. Qu’as-tu entendu ? Que s’est-il dit ?
— Aïe, Allah ! s’écria Gassym d’une voix radieuse. Celui-là est vivant !
Il agrippa par le col un homme ensanglanté, qui produisit un râle.
— Je te connais ! Tu es Levan de Sourakhani !
— Ne me tue pas, gémit le blessé. Je vais mourir de toute façon, parole d’honneur.
Mais le gotchi ne le laissa pas en paix : il l’empoigna sous les bras et le traîna jusqu’au milieu de la pièce.
— J’ai entendu tes questions, Yurumbach. Moi aussi je vais les poser.
Il se pencha et gronda quelques phrases à mi-voix. L’homme poussa un cri perçant :
— Aïe ! je dirai tout ! Lâche-moi la gorge !
À ce spectacle, Gaguik se mit à claquer des dents. Encore un peu et il allait tomber dans les pommes. Eraste Pétrovitch décida de changer d’angle d’attaque :
— Tu as entendu quelque chose à propos du Boiteux ?
— De… quel… boi… teux ?
— De la Ville Noire. Il fait partie des révolutionnaires, ou en tout cas il est en relation avec eux.
Le blessé fit entendre un gémissement : Gassym venait à nouveau de le secouer par le collet.
— Il y a Selifanov, l’aiguilleur, il a une jambe plus courte que l’autre. Par son entremise, on peut se procurer des armes, dit rapidement le jeune anarchiste. Il y a Hassan, le gardien de l’ancienne usine des Moursaliev. Khatchatour ne l’aime pas, il voulait le tuer. J’ai vu aussi une fois Zazu, le bancal, il travaille comme comptable aux chantiers de production Stepanianov, il paie Khatchatour chaque mois pour qu’on le laisse tranquille… Je ne connais pas d’autres boiteux. La Ville Noire est grande…
Gassym se redressa soudain :
— Eh, elle a crevé pour de bon ! J’ai rien fait, j’ai juste secoué. Yurumbach, elle a eu le temps de dire un chose. Je sais pas, tu as besoin, non ?
— Quoi ?
— Avant l’embuscade, Khatchatour est allé voir grand homme russe. Un nom drôle : Pivert. Qu’est-ce que c’est « Pivert » ? Un piaf ?
Eraste Pétrovitch oublia sur-le-champ l’existence de Gaguik d’Akna. Le Pivert ? On brûlait ! La voilà, la passion pour l’ornithologie !
— Il a dit quelque chose d’autre ? Sur le Pivert ?
Il s’approcha vivement du blessé, lui prit le pouls. Oui, il était bien mort.
Le gotchi haussa les épaules d’un air navré.
— Rien. Je pose le question : « Où est cette Pivert ? » J’ai secoué un peu, et l’âme s’est détachée de Levan.
Fandorine revint auprès de l’adolescent :
— A-t-on déjà parlé devant toi d’un certain Pivert ? Khatchatour, ou bien quelqu’un d’autre ?
Gaguik secoua négativement la tête, puis passa la langue sur ses lèvres sèches. Il avait les yeux rivés sur Gassym qui lentement se rapprochait.
— Il dit la v-vérité, je le vois. Sache-le bien, je ne permettrai pas qu’on le tue.
— J’ai pas l’intention, répondit Gassym. Quand Gaguik sera devenu gayl, alors je tuerai.
— Sera devenu quoi ?
— Gayl. « Loup » dans leur langue.
Cependant, il était impossible de relâcher le prisonnier. Le Pivert était probablement ce même bolchevique que la police connaissait sous le nom « Ulysse ». En aucun cas il ne devait apprendre que Fandorine était encore en vie.
— Gaguik racontera à personne, déclara Gassym, comme s’il avait entendu ses pensées. Il ira d’ici chez lui, très vite. Il parlera avec personne. Et au maison, à Agdam, il dira rien non plus.
— Que vient faire Agdam là-dedans ? Il est d’Akna.
— C’est dans leur langue Akna, dans le nôtre, Agdam.
Gassym se pencha et posa les mains sur les épaules du garçon, les escamotant complètement.
— Va chez toi, Gaguik. De moi parle à tout le monde. Parle beaucoup. De Yurumbach, dis rien. Dis : Kara-Gassym seul a tué tous. Tu as compris, oui ?
— J’ai compris…, balbutia l’autre, la pupille fixe et dilatée.
— Pichtia !
Renversant sa chaise, le gamin sauta d’un seul élan par la fenêtre et s’évanouit dans le jardin – même les lions ne l’effrayèrent pas.
— Comment peux-tu être sûr qu’il ne me l-livrera pas ?
— Elle connaît Kara-Gassym. Elle a entendu parler. Maintenant en plus, elle a vu. Je suis aussi homme-parole. Si elle trahit, je la trouverai, je la tuerai. Elle sait. Dis plutôt : qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Ton ennemi Khatchatour est morte. Tu es content ?
— Ce n’était pas mon ennemi, mais l’arme de mon ennemi. Cependant, aujourd’hui, grâce à toi, je sais c-comment s’appelle celui que je cherche : le Pivert.
Le gotchi marcha jusqu’à la table, saisit dans un plat le reste d’un gigot, le renifla puis mordit dedans.
— Bon, dit-il tout en travaillant des mâchoires. Allons chercher-tuer la Pivert.
— Pourquoi ferais-tu ça ? Tu étais en conflit avec Khatchatour, mais le Pivert, qu’as-tu contre lui ?
— Comptons, tu veux ? Je t’ai sauvé de la puits ?
Gassym posa la cuisse de mouton et déplia l’index de sa main droite, luisant de graisse.
— Tu m’as sauvé quand Khatchatour tirait.
Il tendit l’index de sa main gauche.
— Puis cet imbécile voulait me tuer avec kandjar, quand Colt tirait pas. Tu m’as sauvé encore.
Il leva le majeur de la même main.
— J’ai tiré sur Khatchatour, je pensais : maintenant c’est égalité.
Il déplia également le majeur de la main droite.
— Mais tu dis : Khatchatour il fallait pas tirer.
Le doigt de sa main droite se replia.
— Tu vois toi-même, oui ?
Il montra ses deux mains : deux doigts levés à gauche, un seul à droite.
— Je t’aiderai à trouver Pivert – alors c’est honnête. L’homme dit pas « merci », l’homme fait « merci ».
— Merci. Je suis content.
Ce fut dit avec sincérité.
Avec l’aide de Gassym, il serait plus facile de dénicher un chat noir dans une pièce plongée dans l’ombre, ou plutôt d’attraper un pivert dans une forêt impénétrable.
Le gamin n’était plus auprès de Massa. À son chevet, en revanche, se trouvait le tabip de la veille, qui lui donnait à boire le contenu d’une cruche au col étroit.