— Il parle, maintenant c’est plus la peine dormir beaucoup, traduisit Gassym quand le vieillard se fut exprimé. Maintenant il faut manger. S’il mange bien, peut-être il sera vivant. Ou bien il sera pas, en tout est volonté d’Allah.
Lorsque le médecin fut parti, Fandorine raconta au Japonais la mort du Manchot et l’implication du Pivert.
Massa écoutait Eraste Pétrovitch, mais c’était Gassym qu’il regardait. Fixement. Le gotchi se tenait debout, adossé au mur, mâchant à nouveau on ne sait quoi.
Soudain Fandorine vit une larme couler sur le visage du blessé.
— Tu as mal ? Tu ne te sens p-pas bien ?
— Ça va, maître.
Une seconde larme suivit la première.
— Je pleure de joie. Je vois que c’est un homme véritable. Un homme sincère, même si c’est un akunin. Un yakuza parmi les meilleurs. À ses yeux et à ses manières, il est clair qu’il comprend le devoir de fidélité. Vous savez, je ne me trompe pas dans ce genre de choses. Je peux vous remettre entre ses mains, le cśur tranquille… Il est même plus beau que moi, ajouta Massa d’un ton tragique. Grand, gros, pareil à Saigo Takamori(12). Seulement le maréchal Saigo n’avait pas de telles moustaches. Je suis content, mais c’est très dur pour moi… de songer que dans cette difficile affaire c’est lui qui est à vos côtés, et pas moi…
Les larmes coulèrent cette fois-ci de ses deux yeux à la fois, et à torrents.
— Vaï, il pleure, commenta Gassym. Il est très faible.
Massa, cependant, demanda :
— Aidez-moi à m’asseoir, maître.
— Pour quoi faire ? Ça t’est défendu.
— Je vous en prie. Aidez-moi ! Je n’en ai pas la force tout seul.
Fandorine redressa le blessé avec précaution et glissa des coussins derrière son dos.
— Gassymu-san…, dit Massa.
Le gotchi s’approcha, tout en essuyant ses lèvres de sa manche.
— Il s’est assis, aïe, bravo ! Il va vivre.
— Je vous en supplie, Gassymu-san. Il faut bien plendle souin du maîtle… Je vous en supplie !
Le Japonais s’inclina brutalement, en y mettant toutes ses forces. Le mouvement était trop brusque : il perdit connaissance, s’affalant sur le côté, comme une poupée de chiffon.
— Aman-aman, fit Gassym en secouant la tête d’un air chagrin. Non, il va pas vivre. Il mourra. Dommage, oui ?
Une femme d’expérience à la réputation sans tache
Les instructions ont été données concernant le ménage, Tural a eu droit à un baiser sur le front avant d’être envoyé avec son précepteur au poney-club – pour apprendre à se tenir en selle comme un gentleman, ainsi qu’il sied à un garçon de bonne famille. Elle pouvait consacrer maintenant quelques minutes au keyif matinal.
Le keyif matinal de Saadat avait lieu dans la garde-robe, où il était interdit aux domestiques d’entrer sans permission spéciale. Dans cette pièce, étroite mais confortable, dont les murs disparaissaient sous les robes, le plancher sous les boîtes à chaussures, et les étagères sous les chapeaux, des parfums se consumaient toujours, masquant à merveille l’odeur du tabac hollandais. La première cigarette du matin est une des joies de l’existence. Et, comme la majorité des joies existentielles, elle est interdite. Une longue journée s’annonçait, pleine de soucis, elle pouvait bien s’accorder dix petites minutes ?
Les robes de soie, les escarpins à talons hauts, les chapeaux d’une beauté folle, ornés de plumes… tout cela était de l’art abstrait. Une veuve musulmane respectable n’irait jamais rien porter de semblable. Sauf peut-être lors d’une tournée en Europe. Ou bien devant la glace, seule à seule avec soi. Mais essayer des toilettes, c’est une joie particulière de la vie, vespérale celle-là. Il faut bien vivre jusqu’au soir.
Chaque matin, Saadat fumait simplement et étudiait son visage dans le miroir. Une vraie femme n’est jamais lasse de pareille occupation.
Elle le savait : elle n’était pas une beauté. Nez un peu trop grand, bouche un peu trop large, lèvres un peu trop fines. Seuls peut-être ses sourcils étaient bien dessinés, et sa peau était soyeuse, et puis ses yeux, bien sûr, qu’on les jugeât à l’aune asiatique ou bien européenne. Les femmes, même comme il faut, se peignent les cils, alors qu’elle n’en avait nul besoin. Avec de tels yeux et de tels sourcils, le voile n’offrait que des avantages. Le fait s’était maintes fois vérifié : le seul tiers supérieur de la physionomie agissait sur les hommes plus puissamment que l’ensemble de la marchandise entièrement déballée. C’était là l’une des raisons pour lesquelles Saadat en sa jeunesse avait décidé de tenir le rôle de matrone musulmane traditionaliste. Certes, il était révoltant que le sexe féminin fût tenu, en Orient, de cacher son visage, comme s’il était une partie indécente du corps, cependant Saadat était certaine que cette règle avait été imaginée dans les temps anciens par les femmes elles-mêmes. Les hommes n’auraient pas eu assez de cervelle pour ça.
Si vous avez quelque chose à montrer, vous trouverez toujours l’occasion de le faire. À l’homme qui, précisément, vous intéresse. Et le jour où vous êtes particulièrement en beauté. Puisse-t-il ensuite se remémorer l’épisode en ravalant sa salive.
Ce motif, cela dit, n’était pas essentiel. Quand on veut vivre à Bakou et prospérer dans le business pétrolier, mieux vaut utiliser à fond ses avantages naturels. Or appartenir au sexe faible, surtout en Orient, représente un énorme avantage, Saadat en était convaincue. Si elle était venue au monde bossue, avec le même caractère, elle aurait tout de suite imaginé comment tourner cette infirmité à son profit. Bien entendu, la vie des Bakinoises musulmanes présentait certains inconvénients. Par exemple, quelques années plus tôt encore, il était jugé indécent d’aller au théâtre. Mais à présent, le meilleur théâtre de la ville disposait de loges spéciales pour les dames comme Saadat Validbekova, protégées des regards indiscrets par des rideaux étroitement tirés. Lorsqu’on se trouvait installée là toute seule, on pouvait librement donner l’accolade à un flacon de cognac. De quoi rendre jalouses les Européennes.
Quand elle eut examiné tous les détails de son visage, Saadat posa sa cigarette et ouvrit en grand sa robe d’intérieur chinoise.
À présent, selon le rituel, elle considéra sa silhouette. Elle se tourna de profil, se pinça le ventre, les cuisses – nulle part ça n’était flasque. De dos maintenant. Allah tout-puissant ! qu’était-ce là, sur sa fesse gauche ? Se pouvait-il que ce fût de cette cellulite dont parlaient les revues pour dames ? Quelle horreur !
Mais non, c’était juste une fossette. Ouf !
Saadat tira sur sa cigarette et souffla avec soulagement un mince filet de fumée vers le haut, en direction de la lucarne d’aération.
Eh quoi ! D’après les canons européens, sa silhouette était potable et même parfaitement à la mode. Mais les esthètes bakinois (à condition, bien sûr, qu’ils eussent été jugés dignes de ce spectacle) se fussent exclamés : « Peuh ! Corps trop maigre, poitrine trop modeste, hanches trop étroites. » Lorsque Saadat, à seize ans, s’était mariée, elle était comme une branche de saule.
Toute jeune fille d’un bey appauvri, elle avait été heureusement mariée, non pas à un vulgaire nouveau riche comme il en pullulait à présent à Bakou, mais à un homme d’égale condition, issu d’une antique famille, et cependant aisé, ce qui dans l’aristocratie était devenu fort rare. La ville était désormais dirigée par les charretiers, les puiseurs et les porteurs d’outres de la veille, qui avaient eu la chance de trouver du pétrole et le bon sens de ne pas se laisser égarer par leur bonheur.