Saadat n’avait rien d’un brillant parti. Non seulement elle était maigrichonne et sans un sou vaillant, mais elle avait été sensiblement pervertie par son éducation, ayant passé six années au lycée, où on lui avait inculqué une masse de choses totalement inutiles, et qui plus est nocives pour une musulmane.
En vérité, son mariage pouvait être considéré comme une réussite. Certes, Saadat, en pauvre sotte qu’elle était, avait abondamment pleuré, et même, au début, failli mettre fin à ses jours, parce que son mari était âgé, baveux et ventru. Mais elle était une fille intelligente, douée de caractère, et apprenait vite. Après quelque temps, elle avait compris qu’il n’y avait rien là de bien terrible et qu’on pouvait s’en accommoder. Au fond, Valid-bek Validbekov n’était pas un monstre, mais simplement un vieux jouisseur amateur de jeunes filles fluettes. Leur effroi et leurs tremblements l’excitaient. Mais si elles venaient à n’être plus tremblantes ni effrayées, Valid-bek s’en désintéressait et perdait toute son ardeur. Dès que Saadat eut fait cette découverte, sa vie conjugale se trouva changée. La libidineuse baudruche cessa de la venir visiter dans sa chambre à coucher, satisfaisant ailleurs ses risibles passions et observant à la maison une attitude discrète et respectueuse. Il s’enorgueillissait beaucoup devant la société que son épouse fût cultivée et pût tenir une conversation aussi bien en russe qu’en français ou en allemand.
Quand sa goinfrerie et ses exploits érotiques eurent conduit le bey à la tombe, Saadat se trouva libre. À vingt-trois ans, elle était devenue tout à fait intelligente. Elle ne rêvait plus de partir à Paris ni à Londres, où une femme peut vivre seule, aller à l’Opéra, paraître en public avec un amant. Émigrer en Europe, c’est bien beau, mais qu’est-ce que la vie sans véritable fortune ?
Elle avait hérité de son mari un joli lopin de terre pétrolifère. C’était la terre natale des Validbekov. Son mari n’avait jamais levé le petit doigt pour exploiter les puits : il les louait pour soixante mille roubles à l’année, et en était très content. Mais à vingt-trois ans, Saadat avait parfaitement conscience que soixante mille roubles, c’était une misère. Elle se sépara du locataire, prit elle-même l’affaire en main, et deux ans plus tard, elle en avait trois fois plus. Cependant, que signifie « elle-même » ? À Bakou, il est impossible à une femme de s’occuper de pétrole. C’est une ville d’hommes, un business d’hommes. Pas moyen pour elle de négocier, de conclure une affaire ni d’obtenir un crédit.
Mais tout obstacle, si on l’aborde convenablement, peut être utilisé comme piédestal ou comme tremplin. Saadat nomma à la tête de l’entreprise Guram-bek, un cousin de son défunt mari. L’homme n’était bon à rien, mais il était de belle prestance et très facile à manier. Pour mille roubles par mois, il faisait le beau comme un caniche dressé. Il siégeait au Conseil des industriels du pétrole (où il lisait les ordres consignés sur un papier), il l’accompagnait au théâtre (puis s’éclipsait discrètement), et se montrait utile lors des déplacements (une femme ne peut voyager seule, c’est haram).
Tant que son mari avait été en vie, Saadat s’était vêtue à l’européenne. Mais une fois celui-ci disparu, elle avait rangé avec un soupir toilettes et chapeaux dans la garde-robe, pour se métamorphoser en veuve orientale et susciter ainsi l’approbation de tous. Les magnats du pétrole musulmans étaient dans leur majorité des rustres et des sauvages, en aucun cas des gentlemans, mais ils étaient habitués à traiter avec respect les femmes qui observaient les règles, ils avaient ça dans le sang. Le fait que pour eux une femme soit une créature stupide et inoffensive se révélait également très utile. Et par conséquent, on pouvait s’en tirer à bon compte là où ils n’eussent jamais pardonné à un homme. Il convenait seulement de ne pas trop tirer sur la corde.
En six années de vie indépendante, Saadat avait obtenu beaucoup. En termes de volume de production, sa société ne comptait ni dans la première, ni même dans la seconde dizaine des plus grosses compagnies pétrolières, mais quant à la rentabilité, elle n’avait sans doute pas d’égale. Saadat dissimulait les vrais chiffres de ses bénéfices, les abaissant de moitié. Elle passait également sous silence les terrains de réserve achetés par le biais d’hommes de paille. Là, dans les entrailles de la généreuse terre d’Apchéron, sommeillaient des centaines et des centaines de milliers de barils de cette douce résine noire et odorante sans laquelle la planète ne pouvait vivre, pas plus qu’un drogué sans opium.
Quand son fils en aurait l’âge, il prendrait la direction de l’entreprise, et la société Validbekov-nöyüt (Pétrole Validbekov) se déploierait alors dans toute sa réelle puissance. C’est là qu’on pousserait des cris d’étonnement.
La principale raison pour laquelle Saadat n’avait pas souhaité vivre libre en Europe s’appelait Tural. Ce n’étaient pas soixante, mais six cent mille, non, six millions de roubles par an qu’elle laisserait à son fils, pour que, juché sur pareil piédestal, il puisse conquérir le monde tout entier. Parce qu’un homme digne de ce nom désire forcément conquérir le monde, et Saadat avait bien l’intention d’élever son garçon pour qu’il fût le meilleur homme de la terre.
Dans les riches familles bakinoises, les rejetons mâles étaient choyés de manière éhontée, au point d’en devenir obèses et capricieux. Aussi nombre de fortunes rapidement édifiées se trouvaient-elles dilapidées dès la deuxième ou la troisième génération. Saadat, quant à elle, élevait son fils avec esprit et sévérité. Elle savait que l’essentiel était de tremper son caractère dès l’enfance, le reste viendrait tout seul. Lorsqu’elle marchait dans la rue avec Tural et qu’il commençait à polissonner, elle lui disait d’une voix faible : « Ah ! Turalouch, j’ai un peu le vertige. Prends maman par le bras pour lui éviter de tomber », et le garçon se sentait aussitôt un homme, capable de la défendre. Et du même coup cessait de faire l’enfant.
Il est très important pour un gosse d’apprendre à surmonter la peur, mais sans pour autant prendre le goût du risque. Ces deux extrémités, dans la vie, sont dangereuses, et funestes pour les affaires. Tout peut s’enseigner sur terre, y compris un courage raisonné. Pour vaincre la crainte, il faut progresser à tout petits pas, remporter, une à une, de minuscules victoires. Prenez l’équitation, par exemple. Un jour Saadat avait remarqué que Tural avait peur des chevaux (son équipage, il faut l’avouer, était trop fougueux, constitué de fringants étalons turkmènes). Elle avait d’abord acheté un poney nain, à peine plus haut qu’un tabouret. Il était parfaitement impossible de s’effrayer devant pareil animal, qu’on eût dit sorti d’un conte de fées, et Tural monta le bébé cheval avec plaisir. À présent elle avait inscrit son fils au poney-club, où les bêtes étaient déjà plus grandes. Avec le temps, dans trois ou quatre années, le garçon grimperait même sur de vrais chevaux de course. Tout le secret se résumait à la gradation de l’apprentissage.
Saadat était toutefois inquiète que l’enfant grandisse sans père. C’est-à-dire sans homme auprès de lui (le défunt Valid-bek ne pouvait aucunement être qualifié de ce nom). Ce fait était cause, sans doute, qu’elle en rajoutait dans la sévérité. Craignant que Tural ne devînt un enfant gâté, elle s’abstenait de gestes tendres. Même si parfois elle en avait le cśur littéralement déchiré, tant elle avait envie de le serrer dans ses bras et de lui prodiguer des caresses. Pour la même raison, depuis ses trois ans, elle ne le confiait plus à des nounous, et punissait les servantes qui bêtifiaient avec lui. Finalement, elle avait trouvé comment résoudre le problème : placer auprès de son fils l’homme qu’il fallait, un précepteur. Désormais elle se permettait de loin en loin le luxe de baiser son fils sur le front. Une seule fois, brièvement.