Выбрать главу

Il restait assez de tabac dans sa cigarette pour trois ou quatre bouffées encore, mais Saadat avait déjà abandonné l’idée du keyif pour songer aux soucis de la journée qui commençait.

Le soir l’attendait le plus difficile : les négociations avec le comité de grève.

On ne faisait jamais grève longtemps chez Validbekov-nöyüt, la patronne savait entretenir de bonnes relations avec les ouvriers.

Deux fois l’an, accompagnée de Guram-bek, elle allait en Perse embaucher des travailleurs amchari, parce que ces derniers étaient respectueux envers leurs patrons, et fort peu exigeants. Elle choisissait chacun personnellement, après un entretien, veillant à ce que l’homme fût d’un naturel paisible, à la tête d’une famille nombreuse et sans vilaine lueur dans les yeux. Saadat payait toujours dans les délais et légèrement plus que ses voisins. Aux employés particulièrement zélés, elle distribuait des primes. En cas de malentendu ou de conflit, elle rejetait la faute sur Guram-bek, et intervenait en conciliatrice.

Mais la grève, qui avait éclaté un mois plus tôt et s’était peu à peu étendue à toute la presqu’île d’Apchéron, touchait maintenant les champs de pétrole Validbekov. Quatre jours auparavant, les représentants des grévistes lui avaient soumis un ensemble de revendications. Saadat avait joué le désespoir et même fondu en larmes, se lamentant sur son sort de veuve. Elle avait demandé cinq jours de réflexion.

Elle savait très bien marchander, bien peu pouvaient l’égaler dans cet art ancestral. Faire baisser un prix était un plaisir non moins voluptueux que l’extase des sens. Quand elle versait son tribut mensuel aux révolutionnaires et aux gotchi pour qu’il n’y eût pas d’incendie sur ses chantiers de forage, Saadat montait chaque fois un véritable spectacle. Ces terribles individus la quittaient, épuisés et en sueur, absolument convaincus d’avoir pressuré la veuve comme un citron. De son côté, elle considérait cette dépense non comme une perte mais comme un facteur d’économie. Garder de bonnes relations avec les bandits (qu’ils soient animés ou non d’idées politiques) permettait d’éviter d’entretenir une armée de gardes. Il en résultait moins de frais et plus de tranquillité.

Surtout, elle n’avait pas besoin d’entourer Tural d’une meute de gardes du corps, comme le faisaient les autres industriels pour protéger leurs enfants des rançonneurs. Comment un enfant placé du matin au soir sous la tutelle de malabars armés jusqu’aux dents pouvait-il devenir un être sensé ?

Une seule personne veillait sur Tural, son précepteur et protecteur. Franz Kaunitz, ancien lieutenant de l’armée impériale et royale autrichienne, enseignait au garçon la gymnastique, l’allemand, les bonnes manières, ainsi que la science la plus importante : celle d’être un homme. En cas d’imprévu (Bakou reste Bakou), le dragon à la retraite avait toujours dans sa poche un pistolet qu’il savait utiliser à merveille.

Saadat était consciente d’avoir eu beaucoup de chance de trouver ce professeur. À cause d’un genou raide, souvenir d’une course de chevaux à l’issue malheureuse, l’Autrichien avait quitté l’armée et était parti chercher fortune dans la lointaine ville pétrolière, où il avait investi toutes ses économies dans un lopin de terre. Beaucoup jouaient à cette loterie. Certains gagnaient : on découvrait du pétrole dans leur concession. Mais Kaunitz avait tiré un numéro perdant. Il s’était alors fait précepteur, avec l’idée d’économiser de l’argent et de tenter à nouveau sa chance. Toutefois, il n’était pas dans les habitudes de Saadat de laisser partir les gens utiles. L’Autrichien vivait chez elle, tous frais payés, touchait un salaire de général, et ne pensait plus au pétrole.

Pendant un temps, elle s’était demandé si elle ne devrait pas prendre pour amant cet homme grand, blond, peu loquace et diablement séduisant, mais elle y avait renoncé. Deux sortes d’hommes conviennent au rôle d’amant : soit les très simples, soit les très compliqués. Avec les premiers, il est bon de s’ébattre au lit avec fièvre et insouciance ; avec les seconds, il est sans doute palpitant de bavarder (« sans doute », car en réalité, Saadat n’avait jamais rencontré d’homme de la seconde sorte). Mais Kaunitz n’était ni l’un ni l’autre. Trop cultivé pour une petite aventure sans prétention, et malgré tout pas assez complexe pour des relations plus élaborées. En un mot : un officier de cavalerie. Et quoi ensuite ? Il n’était pas question de vivre sous le même toit que son amant : il y avait un enfant à la maison. Par ailleurs, il était autrement plus facile de trouver un candidat au rôle de consolateur au lit que de dégoter un bon précepteur. Quand il aurait appris à l’enfant tout ce qu’il savait, elle pourrait, en guise d’adieu, faire un cadeau à l’Autrichien en même temps qu’à elle-même. Depuis qu’elle avait pris cette décision, Saadat regardait l’ancien lieutenant en savourant son plaisir à l’avance : comme une pomme appétissante qui mûrit sur la branche et qu’on finira un jour par croquer.

Saadat avait organisé son bonheur de femme de manière intelligente et habile, depuis l’époque où son mari l’avait laissée en paix et n’osait plus même entrer sans permission dans l’enderun, la partie de la maison réservée aux femmes. Si Validbek avait un faible pour les ingénues délicates et timides, Saadat préférait les beaux hommes, grands, taciturnes et posés. En aucun cas les raisonneurs. Elle préparait ses divertissements amoureux avec goût et ne se les permettait que peu souvent : une fois par mois. Il y a du plaisir à laisser se creuser l’appétit du corps. Entretenir la langueur charnelle est presque aussi délicieux que s’abandonner à la passion. On sent monter en soi peu à peu comme une sève, on s’emplit de lumière et de parfum. Et c’est lorsqu’il semble qu’on va éclater de désir voluptueux qu’il est temps de partir en chasse.

Autrefois, Saadat prenait place dans un cabriolet et roulait lentement sur les quais, en quête d’hommes au physique attrayant. Le visage chastement couvert, ses yeux s’arrêtaient sur les passants les mieux bâtis, comme on tire les canards au vol. Presque tous ceux sur lesquels elle posait son regard se retournaient. Saadat n’entrait jamais en contact avec des hommes du cru, car Bakou était une petite ville. Uniquement avec des étrangers de passage. Ce pouvait être un officier en mission, un ingénieur, un représentant de commerce.

Si l’individu lui paraissait prometteur, elle piquait légèrement de son ombrelle le dos de Zafar. Celui-ci comprenait sans qu’il fût besoin de mots. Il sautait de son siège de cocher et emboîtait le pas au candidat, afin d’établir qui il était et où il logeait, tandis que Saadat prenait les rênes et rentrait à la maison.

Ce serviteur, préposé à ses plaisirs secrets, Saadat l’avait ramené de Perse. C’était un eunuque, autrefois coursier au service de la première épouse de Son Altesse le chahzadé, autrement dit représentant d’une profession hautement estimée à la cour. Zafar avait été chassé du palais en raison de son caractère rétif, aussi Saadat l’avait-elle acquis pour peu cher. Avec elle, le Persan était doux comme un agneau. Un assistant en vérité sans prix, sur qui elle pouvait se reposer entièrement, un ami fidèle ! Sans lui, sa vie présente n’eût pas été une vie.

Il maintenait dans un ordre parfait une petite maison, sise au fond d’une ruelle écartée de la Vieille Ville, près de la porte de Chemakha, maison insignifiante vue du dehors, mais aménagée avec un goût exquis. Les voisins étaient persuadés que son propriétaire était muet, car Zafar ne s’expliquait avec eux que par signes. En réalité l’eunuque méprisait les gens et ne jugeait pas utile de dépenser sa salive pour eux : les gestes suffisaient bien. Il n’aimait au monde que sa maîtresse. Avec elle, il parlait volontiers, quoique rarement et de manière toujours brève.