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Quand Saadat, à son réveil, sentait soudain que le moment était arrivé de partir en promenade, elle annonçait à son cocher habituel qu’elle se ferait conduire ce jour-là par Zafar. Et le Persan muet apparaissait alors comme par miracle. Les serviteurs ne parvenaient pas à comprendre comment il avait vent du désir de leur maîtresse, aussi considéraient-ils l’eunuque avec une sorte d’effroi mystique. Or il n’y avait rien là de bien sorcier. Depuis le toit du nid d’amour, on apercevait l’étage supérieur de la maison des Validbekov, rue Zavedenskaïa. Si à la fenêtre de la chambre à coucher le rideau écarlate était à moitié tiré, Zafar savait qu’il y aurait une sortie dans la journée.

Une fois que l’individu repéré par sa maîtresse avait été identifié et reconnu apte, la chasse proprement dite commençait.

L’élu de Saadat avait le sentiment de plonger dans un conte des Mille et Une Nuits. Un mystérieux inconnu à la peau basanée et au costume exotique l’abordait en le saluant et lui remettait un billet parfumé. « Une belle dame orientale, jouissant d’une position dans la société, a porté son attention sur vous et souhaiterait vous connaître de plus près, à la condition toutefois que vous fussiez discret et capable de garder un secret », disait le message rédigé en français d’une belle écriture ornée.

C’est drôle ce que le coloris oriental conjugué au parfum du mystère a d’effet sur les Européens. Ils s’en trouvent littéralement fascinés. Tous ont lu dans leur enfance mille fariboles sur les harems d’Arabie et sur le rendez-vous « à l’aveugle » du jeune huguenot avec Diane de Turgis(13). Intrigués, dévorés de curiosité, tous les hommes élus par Saadat suivaient docilement les muettes indications de l’eunuque. D’abord, Zafar les conduisait au hammam, où il les relaxait et les rafraîchissait par un massage, et par la même occasion vérifiait d’un śil expérimenté qu’ils ne présentassent pas des signes de maladies vénériennes. Puis, sous le couvert de la nuit, il les menait longuement par les ruelles d’Itcheri-Chekher. Avant d’entrer dans la maison, il leur bandait les yeux. Quelques malins arrachaient ensuite ce bandeau, mais sans qu’ils en fussent plus avancés : Saadat n’allumait jamais la lumière dans le boudoir. Avant que le jour naquît, elle abreuvait son amant à bout de forces de thé mêlé d’opium, et Zafar remmenait la victime de la tentation alors qu’elle était sans connaissance.

L’homme n’avait pas vu le visage de l’énigmatique beauté, ne savait pas son nom, et était incapable de retrouver le chemin de sa demeure. Le lendemain, après avoir dormi tout son saoul, le bienheureux se mettait à douter : n’avait-il pas rêvé cette nuit enchanteresse, tout cela n’était-il pas qu’une douce hallucination ? Les femmes musulmanes sont si vertueuses et inaccessibles ! (Et c’était vrai, messieurs. Saadat était la seule en son genre dans tout Bakou, et c’était celle-là qui vous était venue en songe.)

Après quoi, elle se délectait tout un mois des souvenirs de l’aventure vécue – et se préparait à la suivante. Il était une règle qu’elle observait de manière scrupuleuse : même si l’amant se révélait extraordinaire, elle s’interdisait de l’inviter une seconde fois.

Tural, bien entendu, n’était pas le fils du gros Valid-bek. Et puis quoi encore ! Un visiteur étranger, au doux nom de Mario, un beau ténor italien venu en tournée dans la riche cité, avait passé une nuit inoubliable avec la mystérieuse odalisque et lui avait laissé en souvenir un cadeau précieux : un petit garçon doté des mêmes yeux verts et du même teint mordoré.

Quand Saadat avait annoncé à son mari qu’Allah s’apprêtait à bénir leur union par la naissance d’un enfant, Valid-bek, bien sûr, s’était montré surpris, mais il n’avait formulé aucun grief : à cette époque, il y avait beau temps déjà qu’il filait doux et qu’entre eux s’était établie une sorte de compréhension mutuelle. Saada pleura même longuement lors de ses funérailles, et de manière assez sincère.

Peu à peu, les règles de la chasse aux hommes s’étaient perfectionnées. Avec l’expérience les goûts de la jeune femme s’affinaient.

Par voie empirique, il avait été arrêté que l’amant ne devait pas être trop jeune. Les jouvenceaux sont fougueux, certes, mais maladroits et collants. Les hommes mûrs sont plus intéressants et moins dangereux.

« La pêche au leurre », comme Saadat appelait ses expéditions en voiture, n’était plus à présent qu’un souvenir. Jouer avec le hasard aveugle est une activité trop incertaine et peu productive. Combien de fois il était arrivé qu’un individu lui tapât dans l’śil, mais qu’à son retour Zafar déclarât que le candidat ne convenait pas pour telle ou telle raison !

Il valait mieux choisir sa victime à l’avance, de manière réfléchie. Lors d’un raout, ou bien au foyer du théâtre, tout en trottinant derrière Guram-bek, telle une sage petite souris orientale au museau voilé, Saadat repérait sa proie. Puis elle cherchait à établir si l’homme répondait aux conditions. Enfin elle le bombardait de billets parfumés, de manière à éveiller puis à aiguiser l’appétit du sujet. Tandis qu’elle-même, bien entendu, s’enflammait dans l’attente de la suite.

En toutes ces années de braconnage, elle n’avait connu que quatre échecs. Trois avaient pris peur au dernier moment à l’idée de s’aventurer en pleine nuit dans la Vieille Ville : ils craignaient que ce ne fût un piège tendu par des brigands. Ceux-là, elle ne les regrettait pas le moins du monde : les froussards font de méchants amants. Un seul et unique homme s’était révélé un mari fidèle. Saadat s’était sentie du respect pour ce phénomène d’une grande rareté, mais là encore nul regret : qui a besoin dans son lit d’un parangon de vertu ?

Les chasseurs impénitents ornent en général le grand salon de leur demeure de leurs trophées : têtes de cerfs et hures de sangliers, ours et autres grosses bêtes empaillés. Saadat avait son album de souvenirs : une manière de livre d’honneur. En tout quatre-vingt-sept articles. Chacun comportant juste un numéro, une date et une fleur séchée.

Par exemple : « No 48. 19/8/1909 », et une renoncule.

Et en face du mémorable numéro 29 (mmm !), un ne-m’oubliez-pas.

Mais même avec le numéro 29 (mmm !), le meilleur de tous, Saadat ne s’était pas permis de seconde fois. Parce que le plaisir est une chose, mais la sécurité et la réputation sont d’un plus grand prix encore.

Au souvenir du 29 (mmm ! 6 septembre 1905 !), Saadat, comme toujours, eut un sourire rêveur. Le keyif matinal était terminé. Mégot et cendre dans un bout de papier, le bout de papier dans sa poche.

Bien sûr, il était difficile de considérer pareille vie comme normale : dans sa propre maison, devoir dissimuler à ses propres serviteurs les plaisirs les plus innocents ! East is East. On faisait ici des mystères de n’importe quelle broutille. Mais peut-être était-ce en cela que résidait le plus grand charme de l’Orient.

Tandis qu’elle se changeait pour une tenue ordinaire, noire, de veuve, Saadat ne souriait déjà plus : elle pensait aux grévistes.

Il fallait que les chevalets de pompage continuent de fonctionner. À l’heure présente, sur fond de réduction de la production, c’était la garantie d’énormes bénéfices en comparaison desquels une hausse des salaires était une menue bricole. Mais il ne fallait pas que cette hausse fût trop forte, autrement Artachessov, Chamsiev et les autres gros bonnets du Conseil des industriels du pétrole se fâcheraient. Eux qui ronchonnaient déjà, reprochant à la Validbekov-nöyüt de faire monter les prix sur le marché du travail.

Dehors retentirent plusieurs coups de Klaxon impatients. Comment, ils n’étaient pas encore partis ?