Elle jeta un coup d’śil à la fenêtre. Franz était installé au volant de la Delaunay beige décapotable, seul. L’Autrichien conduisait merveilleusement bien et avait proposé d’apprendre à sa patronne, mais c’était malheureusement impensable. Tous les défunts imams et vali de la ville de Bakou se retourneraient dans leurs tombes.
— Was ist los ? cria Saadat en se montrant. Wo ist Tural(14) ?
Le précepteur n’eut pas le temps de répondre : déjà Tural dévalait les marches, en tenue de jockey et coiffé d’un petit bonnet anglais à visière.
— Noch nicht aber schon bald ! Jetzt gehen wir(15) ! lança-t-il à Kaunitz.
Elle devina de quoi il retournait. Tural avait filé dans l’arrière-cour pour rendre visite à la vache Betty sur le point de vêler. À l’arrière de la maison – fort ancienne, mais récemment modernisée (eau courante, électricité) – subsistait une étable. Saadat n’y avait pas touché. Un enfant a besoin d’être nourri avec des produits dont on peut contrôler l’origine. Elle possédait également son propre fournil. Il était impossible de se fier aux laitiers, bouchers, boulangers d’aujourd’hui : tous corrompus, dépravés par l’argent facile et le peu d’exigence de la racaille qui avait envahi Bakou.
Par habitude, Saadat murmura une prière protectrice en regardant Tural s’éloigner : « Ya rabb ya karim, ehfadhna men kulli sou’i wa bala’ » – « Ô Allah, ô très généreux, garde-nous de tous les malheurs et les maladies ». Elle ne croyait pas tellement en Dieu, mais pourquoi ne pas se garantir ? De l’avis des savants modernes, il se pouvait que les incantations magiques détinssent une sorte d’énergie dont la science ignorait encore la nature.
Le nom « Tural » était lui aussi une manière d’incantation : il signifiait « Immortel ». Tout être humain, en dépit des soucis quotidiens, des distractions et des chagrins, doit donner un sens supérieur à sa vie. Beaucoup d’hommes commettent des sottises et même des crimes, en cherchant le sens à donner à la leur. Pour une femme, lorsqu’elle est mère, les choses sont simples. Le voilà, le sens de leur vie : il est assis à côté du conducteur, il agite les mains, lancé dans une discussion. Saadat le savait : si le nom de son fils ne tenait pas ses promesses et que Tural se révélât mortel, alors elle aussi renoncerait à vivre. Car alors, à quoi bon ?
C’était son unique fils, elle n’en aurait pas d’autre. Saadat, devenue veuve, avait elle-même demandé à Zafar de faire en sorte qu’elle ne tombât plus jamais enceinte. Elle ne pouvait se permettre une naissance illégitime, et, quant à se remarier, il n’en était pas question.
Au reste elle n’avait pas besoin d’un autre enfant. Elle ne comprenait pas comment les femmes qui en avaient plusieurs, ne fût-ce que deux, s’y prenaient pour distribuer également ce qui ne peut se partager : l’amour. Et même, comment pouvait-on aimer de tout son cśur et son mari et son enfant ? On aimait forcément davantage l’un que l’autre, non ? D’ailleurs, il y avait là un mystère qui passait tous les autres : comment pouvait-on aimer un homme ? Non pas au sens physique, mais pour de bon. On ne peut aimer que celui qui a toujours été et sera toujours vôtre, quoi qu’il arrive. Or les hommes… Ils sont comme le feu auquel on se réchauffe et sur lequel on prépare le repas, mais qui à la moindre inattention vous brûle cruellement, quand il ne vous réduit pas en cendres. Vous n’allez pas aimer le feu tout de même ? Ce serait du zoroastrisme.
Franz boucla la ceinture du garçon, car la route était cahoteuse. Il lui ôta son bonnet et le coiffa d’un casque – c’était Tural qui l’avait demandé. Il avait vu un jour un pilote de course automobile arborant un casque de cuir et avait réclamé le même.
Le soleil à présent était féroce, aveuglant. La poussière flottait en suspension dans l’air, et scintillait comme du sable d’or. Les rares passants marchaient d’un pas indolent. Certains s’arrêtaient pour se reposer un instant à l’ombre. À Bakou, les hommes restent souvent en groupe, debout, sans presque bavarder. Ils échangent un mot, puis demeurent un long moment silencieux. Jamais on ne surprendra des femmes ainsi oisives. Si elles papotent, c’est à la maison ou dans la cour, et toujours les mains occupées.
Tout à coup un changement se produisit. La rue ensommeillée, accablée de chaleur, se mit en mouvement. Trois badauds, tous en papakha noir, qui jusqu’alors regardaient d’un śil distrait l’automobile depuis le trottoir, quittèrent soudain leur place. Deux passants qui baguenaudaient de l’autre côté de la rue bondirent sur la chaussée et coururent eux aussi vers la voiture.
Un cri s’étrangla dans la gorge de Saadat.
Kaunitz se retourna au bruit des pas, fit mine de se redresser, mais l’un des hommes sauta sur le marchepied et frappa l’Autrichien à la tête. Sans doute tenait-il dans sa main un objet pesant, poing américain ou masse de plomb, car Franz glissa à bas du siège.
Tous les cinq grimpèrent dans le véhicule : deux à l’avant, trois à l’arrière.
— An-a-a-a ! cria Tural en se tournant vers la maison.
Il savait que sa maman était à la fenêtre.
Un sac fut passé sur la tête du garçon et le cri s’éteignit.
L’un des ravisseurs prit le volant cependant que l’autre tenait l’enfant. Les trois montés derrière exhibaient des canons de pistolets, prêts à tirer si quelqu’un venait s’en mêler. Leurs visages étaient dissimulés par des cagoules, sans que Saadat eût remarqué quand ils les avaient enfilées.
La Delaunay s’ébroua, cracha un nuage de fumée noire par son pot d’échappement puis s’élança en bringuebalant sur le pavé de la chaussée, au milieu d’un tourbillon de poussière. Un chameau aux jambes fines, portant un énorme ballot sur le dos, fit un écart sur son passage. Les grelots ornant son col laineux se mirent à tinter, tandis que le chamelier levait les bras au ciel. La voiture disparut au coin.
Saadat avait toujours la bouche grande ouverte, elle voulait crier et ne le pouvait pas.
Elle fût sans doute devenue folle ou bien eût succombé à un arrêt du cśur si, un quart d’heure plus tard, le téléphone n’eût sonné. On mit du temps à l’entendre, car tout le monde était dans la rue. On poussait des cris perçants, on agitait les bras, on sanglotait, on courait en tous sens. Enfin, un vieux serviteur perçut le trille de l’appareil et s’en fut décrocher.
Saadat à ce moment était étendue sur la chaussée, à l’endroit même où les bandits avaient enlevé son fils ; hurlant enfin à pleins poumons, elle battait des poings contre le sol. Des gens, massés autour d’elle, compatissaient bruyamment.
— Maîtresse, annonça Farid, tout essoufflé. On vous demande au téléphone. Ce sont eux, ceux qui… Ils veulent vous…
À l’instant même, Saadat cessa de pleurer. Elle se releva, secoua la poussière de ses vêtements. La tête ne lui tournait plus, son cśur battait normalement. Ce n’était plus l’heure d’être accablée.
Tandis qu’elle marchait vers le téléphone, elle songea : Ils appellent, c’est donc qu’ils vont réclamer une rançon. À Bakou, l’enlèvement d’enfants est monnaie courante, c’est un business. Elle s’était trompée en imaginant son fils hors de danger parce qu’elle payait ponctuellement le tribut. Sans doute une nouvelle bande avait-elle fait son apparition.
Rien de terrible. Quand il est question d’argent, il y a toujours une solution. Il faudrait parler avec le maître chanteur de la manière la plus posée possible, pour qu’il ne se montre pas trop exigeant.
— Validbekova, dit-elle sèchement, d’un ton bref, en prenant l’appareil.
— Votre fils est entre nos mains.
Un Russe. Ça ne voulait encore rien dire. Les Arméniens comme les musulmans, ou n’importe qui d’autre, prenaient souvent des Russes pour intermédiaires, dans ce genre d’affaires, pour brouiller les pistes.