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— Gassym le Noir est un homme honnête. Si je ne peux pas le faire, je le dis. J’ai actuellement des affaires plus importantes. Je suis occupé. J’ai donné ma parole. Résigne-toi au destin, femme. Si ton fils t’est cher, échange ta richesse contre lui.

Des véritables gotchi, on sait que leur parole est de pierre. Dès lors qu’ils ont parlé, impossible de leur faire changer d’avis ou de les apitoyer. Il était inutile d’insister davantage.

Aveuglée par un torrent de larmes, Saadat se leva et s’en fut sans prendre garde à son chemin. Une porte. Un passage ou un couloir. Un mur.

Ce n’était pas par là, visiblement, qu’elle était arrivée.

Elle épongea ses larmes et tenta de s’orienter.

Un couloir. Des portes. Elle frappa à la plus proche.

Dans une pièce assez grande, quelqu’un dormait sur un divan bas, une couverture étendue sur lui. Assis en tailleur à une table basse, un Daguestanais coiffé d’un papakha, les joues hérissées d’une barbe noire et raide, était occupé à écrire d’une main alerte. C’était surprenant. Saadat n’avait jamais vu de montagnard noircir du papier avec un crayon.

Le lettré leva la tête. Saadat, qui s’apprêtait à refermer la porte, se figea.

Elle avait déjà vu quelque part ces yeux bleus attentifs, ce nez fin, ces sourcils en ailes d’oiseau… Et elle avait une excellente mémoire visuelle.

Cela ne se pouvait pas !

Et pourtant si, c’était bien lui ! Le mari de l’actrice de cinéma Claire Delune, la coqueluche des journaux bakinois !

Cependant, le pauvre avait été assassiné par des bandits, juste après le raout organisé par Artachessov, au cours duquel Saadat avait fait la connaissance de ce dandy moscovite aux allures de gravure de mode. Il avait un nom de famille qui ne sonnait pas très russe. Von quelque chose… Non, Fandorine. Quand elle avait lu dans le journal l’annonce de sa mort, elle avait soupiré. Là-bas, dans la grotte, il avait éveillé son intérêt. Elle se rappelait s’être demandé si elle ne devrait pas garder un śil sur lui. Il était beau, grand, bien bâti, d’âge plutôt mûr. Seulement, ses yeux trahissaient trop d’intelligence.

— Que veux-tu, femme ? lança le fantôme en russe, imitant fort bien l’accent avar. Pourquoi me regardes-tu ?

L’énigme de l’incompréhensible résurrection du mari de l’actrice ne troubla pas longtemps la malheureuse mère. Toute l’humanité pouvait bien périr, ressusciter et périr à nouveau, que lui importait, si Tural était aux mains de fanatiques ?

Cet homme vivait là. Peut-être accepterait-il de glisser un mot en sa faveur au terrible gotchi ?

Au lieu de répondre, Saadat rejeta son voile, découvrant un visage trempé de larmes.

Le faux Avar fronça les sourcils.

— At-tendez, dit-il, sans accent cette fois-ci, mais avec un léger bégaiement. Vous êtes… Je ne me rappelle pas votre nom… Nous nous sommes rencontrés à Mardakiany.

Elle tomba à genoux et éclata en sanglots. Elle voulait en appeler à la pitié, mais elle s’était mise à pleurer et ne pouvait plus s’arrêter.

— Q-que vous arrive-t-il ?

Tant bien que mal, en s’y reprenant à plusieurs reprises à cause des larmes qui la suffoquaient, Saadat raconta son malheur, sans parvenir à un récit très cohérent. Elle répéta certains détails jusqu’à trois fois, tandis qu’elle en omettait d’autres bien plus importants.

Fandorine l’écouta patiemment. Au début, crut noter Saadat, sans beaucoup d’intérêt, puis une lueur s’alluma dans ses yeux.

Il ne posa qu’une seule question, et fort étrange :

— Vous d-dites que votre Autrichien est boiteux ?

— Oui. Il a le genou… C’est pourquoi Franz n’a pas pu se lever rapidement et n’a pas eu le temps de sortir son arme. Quoique cela n’eût rien changé. Ils étaient cinq…

— Attendez-moi ici, madame… Validbekova, c’est bien ça ? Je reviens tout de suite.

Et il sortit.

Attendre ? Sûrement pas !

Saadat ôta ses souliers et se glissa sur la pointe des pieds dans le couloir.

— … Et ils ne réclament pas d’argent ! Ils ont besoin d’une grève, mais pas d’une rançon, tu comprends ? disait Fandorine. Il est très possible que ce soit notre boiteux !

Le gotchi tonna d’une voix mécontente :

— Eh ! maintenant après chaque boiteux nous allons courir ?

Un silence. Puis le Russe déclara d’un ton sec :

— Bien, comme tu veux. Alors j’irai seul.

Bruyant soupir.

— D’accord, Yurumbach. Où tu vas, je vais aussi. J’ai donné mon parole à ton Japon.

Une troupe bien hétéroclite

Il y avait beaucoup de points à régler, et l’affaire n’avançait pas. Depuis toute une semaine, du matin au soir, Fandorine était à la recherche d’un révolutionnaire surnommé le Pivert – en vain. Aucun oiseau de cette sorte ne fréquentait le maquis bakinois. Ou alors il savait fort bien s’y cacher.

Pourtant, la ville ne manquait pas de canaille emplumée : l’Épervier noir, bandit arménien ; le Faucon blanc, bandit lezguien ; le Faucon tout court, cambrioleur russe ; Lechyeyen, autrement dit le Charognard, coupe-jarret turc, mais il avait été impossible d’obtenir le moindre renseignement sur un certain Pivert, bien que Gassym eût interrogé des gens de toutes sortes (il avait partout des contacts). Ensemble, ils avaient parcouru tous les quartiers qui s’étendaient le long de la mer. Gassym posait les questions, Eraste Pétrovitch jouait le rôle du rude montagnard garde du corps et restait muet.

Concernant le boiteux, le phénomène était inverse : il y avait à Bakou nombre de révolutionnaires et de bandits estropiés, les premiers, en dépit de toute la variété de nuances politiques, se distinguant fort peu des seconds.

Outre ces recherches infructueuses, Fandorine avait deux autres occupations : il veillait sur Massa, dont l’état ne paraissait pas s’améliorer, et tenait son journal.

La section Arbre s’enrichissait chaque jour de nouvelles informations sur les organisations révolutionnaires de Bakou : bolcheviques, mencheviques, S-R, moussavatistes, dachnakistes, panislamistes.

La section Givre prenait une tournure de plus en plus morose et misanthropique. S’y déroulait une litanie de lamentations sur l’indigence de l’esprit humain, la fragilité de la morale et l’échec de la civilisation technocratique. L’autodénigrement avait atteint chez Eraste Pétrovitch un tel point critique qu’on pouvait lire dans son journal une note de la teneur suivante :

« On ne doit jamais dire de soi : “Je suis une merde.” Si on s’est révélé en dessous de tout ou qu’on a commis quelque ignominie, mieux vaut dire : “Je suis dans la merde.” Car si l’on tombe dans la merde, même par sa propre faute, on peut encore s’en extraire et s’en nettoyer. Mais si on estime être une merde, on accepte de vivre éternellement dans une fosse d’aisance. »

Le pire était que la section Sabre, censée recueillir les idées productives, présentait d’accablantes et béantes lacunes. Le matériau manquait pour les combler.

Les choses avaient continué ainsi jusqu’au moment où une femme en pleurs, toute vêtue de noir, était apparue dans la pièce où Fandorine remplissait lugubrement son devoir envers le nikki-do. Elle était sans nul doute envoyée par la Chance, qui avait enfin pris en pitié son favori à moitié en disgrâce.

Eraste Pétrovitch relia aussitôt deux faits : l’enlèvement de l’enfant pour obtenir non une rançon mais une extension de la grève ; et l’existence d’un précepteur boiteux qui s’était laissé neutraliser un peu trop facilement pour un officier des dragons et qui avait disparu sans laisser de traces.

À l’évidence, il convenait d’entamer l’enquête par l’examen des affaires personnelles de Herr Kaunitz.