Mme Validbekova eut tôt fait d’imaginer comment organiser la chose.
— Je suis veuve et ne puis ouvrir ma maison à un homme qui ne serait pas de ma famille. Mais on a enlevé mon fils. Je suis une femme, je suis terrorisée. Comment agit une femme, à Bakou, quand elle est terrorisée ?
Fandorine haussa les épaules. Il l’ignorait.
C’est Gassym qui répondit, lui qui observait la Validbekova avec une hostilité non dissimulée. Le tour que prenaient les événements lui déplaisait au plus haut point.
— Quand une femme est peur, elle prend le garde de corps.
— Et le plus souvent parmi les montagnards du Nord, ajouta la Validbekova. Parce qu’ils sont féroces et fidèles.
— Parfait, acquiesça Eraste Pétrovitch. Je serai f-féroce et fidèle. Allons-y.
Dans la rue, elle s’enveloppa de nouveau de ses chiffons noirs, son dos s’arrondit, sa démarche se fit trottinante. Cette dame possédait des talents d’actrice peu ordinaires. Ses deux gardes du corps – un gotchi et un Avar – marchaient un pas derrière elle. Les passants de rencontre considéraient le trio avec respect, mais sans étonnement.
— Que devrai-je dire aux grévistes ?
— Quand les at-tendez-vous ?
— Dans quatre heures et demie.
— Je vous répondrai lorsque j’aurai examiné la chambre du précepteur.
La maison de Mme Validbekova était assez singulière. Si elle était meublée à l’orientale – tout n’y était que divans et tapis, meubles persans sculptés, murs ornés de sentences en arabe –, le bureau du cabinet de travail disparaissait toutefois sous les communiqués de Bourse et les dessins techniques, et était en outre encombré de trois téléphones, d’un manipulateur Morse et même – dernier cri de la technique – d’un bélinographe.
— À q-quoi cela vous sert-il ?
— Je dois parfois envoyer un document avec ma signature ou un plan, répondit brièvement la maîtresse de maison.
Une fois arrivée, elle avait ôté son voile et adopté une tout autre attitude. Son regard était devenu insistant et exigeant, ses gestes brusques, son discours laconique. Impossible de croire que cette dame fût capable de sangloter ou de supplier. Eraste Pétrovitch avait connu toutes sortes de femmes dans sa vie, mais pas une seule, sans doute, qui ressemblât à celle-là. L’exemplaire était intéressant. Quel homme était donc son défunt mari ? Était-il possible que ce fût lui, représenté sur le tableau : un gros verrat mafflu arborant fez et moustaches prétentieuses ?
Gassym resta au salon boire le thé et manger des douceurs tandis que Fandorine, accompagné de la Validbekova, montait à l’étage où le boiteux occupait un petit appartement (entrée, cabinet de toilette, salle de séjour).
Dans l’escalier, Eraste Pétrovitch jeta un coup d’śil furtif au miroir. Il n’avait pas osé ôter son papakha par peur d’exhiber son crâne lisse et brillant ; conjugué avec sa figure noire de barbe naissante, il lui donnait une allure de cauchemar.
Herr Kaunitz menait une vie méticuleusement rangée, comme il appartient à un Allemand et à un militaire.
Diplôme de tireur d’élite. Trophée d’équitation. Médaille de récompense pour une épreuve consistant à sabrer une tige d’osier en plein galop.
Une photo de famille. Tous guindés, endimanchés, les yeux écarquillés. Vater, Mutter, quatre fils (tous en uniforme), trois Mädchen.
— Leq-quel est-ce ?
— Celui-ci, regardez. Mais là, il est tout jeune. Il ne se ressemble pas. Il était grand, fort, posé. Le malheureux…, soupira la Validbekova, mais sans émotion particulière.
C’était compréhensible : en tant que mère, elle ne pensait qu’à son fils. Le sentiment lui manquait pour un être qui lui était étranger.
— Franz est sûrement mort. Ils tuent toujours les personnes accompagnant leur victime. Pour faire la preuve aux parents du sérieux de leurs intentions.
Eraste Pétrovitch ne répondit rien à cela. Il n’entrait pas dans ses plans de partager ses soupçons avec Mme Validbekova.
Il fouilla les tiroirs du bureau, cherchant quelque pièce d’identité ornée d’une photo.
Ah, voilà ! Herr Kaunitz était membre de la Bakinische Deutsch-Österreichische Verein(17), et pas seulement membre, mais Ordentliches Vorstandsmitglied(18). Le petit portrait montrait un homme ayant légèrement passé la trentaine, au menton volontaire et au regard assuré. Sans doute avait-il été un bon éducateur pour le garçon. Si tant est que les fonctions de Kaunitz se fussent bornées à cela…
— A-t-il jamais évoqué ses activités à l’amicale austro-allemande ?
— Non. Il parlait peu de lui. À dire vrai, je ne l’ai jamais interrogé… Quand nous bavardions, c’était toujours à propos de Tural.
— Mais vous savez q-quelque chose de cette organisation ?
La Validbekova jeta un coup d’śil indifférent à la carte de membre, puis haussa les épaules.
— Il y a à Bakou plusieurs milliers d’Allemands, sujets germaniques ou autrichiens, ou encore originaires des pays Baltes.
Fandorine passa aux étagères de livres. Le sieur Kaunitz n’était pas ennemi de la lecture. Pas de romans, mais en revanche beaucoup de littérature sur l’art militaire et le sport. Tiens, qu’avions-nous là ? Le Manifeste du parti communiste. Qui côtoyait cependant Lassale, Clausewitz, Nietzsche. Vaste champ d’intérêt.
— Quelles opinions p-politiques professait-il ?
— Je n’en sais rien du tout, répondit la maîtresse de maison non sans étonnement. Pour ma part, je n’ai jamais parlé avec personne de politique. Pas même avec les S-R auxquels je verse chaque mois deux mille roubles pour qu’ils me laissent travailler.
Eraste Pétrovitch ne trouva rien d’autre dans la pièce à quoi il pût se raccrocher. Ou bien Franz Kaunitz n’avait rien à voir avec l’enlèvement, ou bien il avait pris soin de faire disparaître avant l’opération toute trace compromettante. Le fait que son argent, quelque cinq cents roubles, fût resté sur place parlait en faveur de la première hypothèse. Mais ce pouvait aussi être intentionnel : pour brouiller les pistes.
— Rapportez-moi l’appel téléphonique le plus en détail p-possible. Essayez de tout vous rappeler mot pour mot.
La Validbekova avait une mémoire exceptionnelle. C’était même étonnant, compte tenu du choc qu’elle avait subi.
— Par conséquent, vous êtes certaine que c’était un Russe qui parlait ? demanda Fandorine, en quête de précisions.
— Ou bien quelqu’un maîtrisant parfaitement la langue. Mais même s’ils ont pris un Russe pour intermédiaire, cela ne signifie rien. De toute façon, on sait bien qui a enlevé Tural.
— Ah bon ?! s’exclama Eraste Pétrovitch, interloqué. Et qui donc ?
— Mais comment ça ?
La veuve ne semblait pas moins stupéfaite.
— Les Arméniens, naturellement.
— Écoutez…
Fandorine esquissa une grimace.
— Vous êtes intelligente… Vous ne pensez pas vous aussi que tous les c-crimes qui se commettent sur terre ne peuvent avoir pour auteur que des Arméniens ?
— Non, bien sûr. Il y a quantité de salauds dans n’importe quelle nation. Mais c’est là une spécificité bakinoise. Nos bandits, même ceux qui se disent révolutionnaires, se répartissent la tâche : chez les Arméniens, les enfants sont enlevés par les Turcs, et chez les Turcs, par les Arméniens.
Elle a raison en effet, se dit Fandorine. La bande de Khatchatour était arménienne. Et dans l’ensemble, les Arméniens collaborent au mouvement révolutionnaire de manière beaucoup plus active que les musulmans. En outre, les bandes turques n’acceptent pas d’étrangers dans leurs rangs, alors que les révolutionnaires militent pour l’Internationale. Un Autrichien aurait peu de chance de devenir le complice d’un gotchi bakinois, alors qu’il n’aurait aucune peine à s’employer chez les mauséristes arméniens.