— Que dois-je dire au comité de grève ? demanda de nouveau la Validbekova.
À l’évidence cette question, pour l’heure, la préoccupait plus que tout.
— Vous n’avez qu’à leur raconter la v-vérité. À coup sûr, ils sont déjà informés de l’enlèvement, mais ignorent ce que réclament les ravisseurs. Je suis sûr que les travailleurs montreront pour vous de la compassion et accepteront de temporiser.
Voilà pourtant une femme intelligente, songea-t-il, et elle n’est pas capable de concevoir une chose aussi simple !
La réponse qu’il reçut laissait percer une certaine irritation :
— Vous donnez l’impression d’être un homme sensé, mais ce sont des sottises que vous dites ! Les ravisseurs se moquent totalement de ce que le comité exige de moi ! Ils ont besoin que mes puits cessent de produire du pétrole ! Ils veulent l’extension de la grève ! Je peux attendrir mes employés, ce n’est pas difficile. Mais si l’entreprise ne se met pas en grève, ils tueront mon fils ! Et si elle se met en grève, je serai ruinée ! Vous ne comprenez donc pas ?
— Alors c’est encore p-plus simple. Que vaut-il mieux : un fils mort et une mère riche, ou bien un fils vivant et une mère sans fortune ?
Elle baissa la tête.
— Donc, je refuse tout, et de manière brutale qui plus est. Je déclare que les meneurs sont licenciés. La grève alors est garantie. Demain, dès qu’on apprendra que Saadat Validbekova a cessé de produire du pétrole, les créanciers viendront me harceler. Le premier versement doit avoir lieu dans deux jours, le 1er juillet…
Il ne l’écoutait pas, absorbé qu’il était dans ses réflexions : retrouver la Delaunay, et d’un ; établir d’où le Russe téléphonait, et de deux…
— Monsieur Fandorine !
Saadat l’avait empoigné par le bras. Violemment.
— Si vous me rendez mon fils avant le 1er juillet, je vous remercierai généreusement. Je vous offrirai mon meilleur puits de Sourakhani. Il produit douze mille barils de condensat.
— Comment ? fit Eraste Pétrovitch d’un ton distrait, avant de se mettre en colère : Écoutez, laissez-moi réfléchir tranquillement ! Je vais prendre une feuille de p-papier, d’accord ?
Il s’assit au bureau, rapprocha l’encrier.
— Et vous, ne restez pas campée là à me tourmenter, allez chercher Gassym. Mais ne le ramenez pas tout de suite. J’ai besoin de dix minutes de paix !
Dans un jaillissement d’éclaboussures violettes, la plume d’acier traça en traits gras le caractère « sabre » si longuement attendu.
Fandorine ne remarqua par le retour de Saadat Validbekova et du gotchi, tant il était concentré sur sa tâche.
Il ne leva les yeux de sa feuille que lorsque Gassym répondit tout haut à la question que la maîtresse de maison venait de lui chuchoter :
— C’est toujours comme ça. Il sait pas penser avec tête, il doit écrire papier. Pas le papier, tête mauvaise, marche pas du tout.
Eraste Pétrovitch relut ce qu’il avait écrit, acquiesça pour lui-même puis froissa la page et la jeta dans la corbeille : il n’en avait plus besoin.
— Nous allons agir comme ceci. Un, je ressuscite. Il n’est que temps. J’aurai besoin de l’aide du lieutenant-colonel Choubine. Il y a des sergents de ville à chaque grand c-carrefour. Une Delaunay de couleur beige, c’est une voiture qui attire l’attention. Il faut essayer de reconstituer son itinéraire. Deux, Choubine adressera une demande d’information au central téléphonique, et nous saurons alors d’où l’intermédiaire a appelé. Trois…
— Eh ! eh ! eh ! mugit Gassym de sa profonde voix de basse avant d’arracher son papakha pour le jeter violemment par terre. C’est Bakou ! Chez nous, gens sérieux ne résout pas problème avec l’aide de police.
— Oui, c’est impossible ! renchérit Saadat.
Fandorine n’en croyait pas ses oreilles. Gassym, d’accord, c’était un sauvage. Mais Mme Validbekova aurait bien dû comprendre. Il en appela à sa raison :
— Cinq personnes ont pris part à l’enlèvement. Et ce n’est pas toute la bande. Quelqu’un observait de loin et a fait savoir à l’int-termédiaire que l’opération avait été un succès. L’intermédiaire vous a téléphoné. Il a dit : « Je dois transmettre votre réponse sans plus tarder », c’est donc qu’il y a encore une autre personne à qui il rend compte. C’est toute une organisation. Et vous voudriez que Gassym et moi en venions à bout à nous deux ?
— À nous quatre, déclara la Validbekova. Je serai avec vous. Et aussi Zafar. Il est eunuque, il m’est dévoué.
— Vaï ! Une femme et un eunuque !
Gassym, qui venait juste de ramasser son papakha, le jeta à nouveau par terre.
— Yurumbach, dis-lui en russe ce que tu penses ! Dans notre langue, il y a pas mots comme ça !
Mais Eraste Pétrovitch ne dit rien, ni à la Validbekova ni à son expansif compagnon. Il était bien inutile de partager avec cet auditoire les idées qui lui étaient venues à l’esprit.
— Hum. Je ne vous aurais jamais reconnu. C’est fou comme une barbe de dix jours et un autre… style de vêtements vous changent une physionomie, dit Choubine en éclatant de rire à ses propres paroles. Je sais, dans la bouche d’un gendarme, cela paraît naïf. Mais à dire vrai, je n’ai jamais trempé dans le travail opérationnel. Mon point fort, c’est la collecte de renseignements. Et en particulier leur utilisation.
Le lieutenant-colonel esquissa un sourire malicieux.
— C’est bien p-pourquoi je me suis adressé à vous.
Il eût été vain d’expliquer à l’adjoint du gouverneur que la barbe et le vêtement d’un « autre style » ne faisaient rien à l’affaire. Quand on revêt un masque, on change tout : la mimique, la gestuelle, la démarche, et même la fréquence du pouls. En la personne du conseiller d’État à la retraite s’était temporairement installé un habitant des montagnes sauvages : Fandorine lui avait imaginé une biographie et s’en était pénétré. Cet homme rude et austère avait quitté sa contrée natale pour fuir une dette de sang. Il savait que ses ennemis étaient sur ses traces et pouvaient l’attaquer n’importe où, fût-ce même à Bakou. C’est pourquoi l’Avar était constamment tendu, comme la corde d’un arc prêt à tirer.
Eraste Pétrovitch avait téléphoné au lieutenant-colonel directement depuis la maison de la Validbekova, en profitant d’un moment où il n’y avait personne à côté de lui. Choubine – chance extraordinaire – se trouvait à son bureau. Au premier instant, lorsque Fandorine s’était nommé, l’autre avait poussé un cri de stupeur, mais il s’était vite repris en main.
Une demi-heure plus tard, Eraste Pétrovitch pénétrait dans son cabinet de travail. En bas, personne n’avait arrêté le farouche personnage. « Je voir Choubine », avait déclaré Fandorine d’une voix gutturale, et le planton de service ne lui avait posé aucune question. Visiblement, il n’était pas rare que Timofeï Timofeïevitch reçût d’exotiques visiteurs.
Brièvement, sans détails superflus, Eraste Pétrovitch lui expliqua ce qui s’était passé la nuit après le banquet à Mardakiany, et pourquoi il avait jugé bon de passer dans la clandestinité. De Gassym, naturellement, il ne souffla mot.
Difficile de dire si le lieutenant-colonel se douta qu’on ne lui racontait pas toute la vérité. Ses petits yeux un peu bouffis avaient un regard pénétrant, plein de curiosité.
— Quand j’ai informé la direction générale de votre mort, ils se sont montrés terriblement surpris. Ils ont même rappelé. Un coup de fil de Joukovski en personne. Vous savez, c’était la première fois de ma vie que j’avais l’honneur de parler avec le chef du corps de la Gendarmerie.