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La physionomie mobile de Timofeï Timofeïevitch mima un sentiment de vénération.

— Sa Haute Excellence m’a dit : « Ah, ainsi on n’a pas retrouvé le corps de Fandorine ? Bon, alors tout ça reste à voir. » Et il a raccroché. Pour ne rien vous cacher, j’ai pris ça pour un délire de haut gradé. Mais il se trouve qu’il avait raison. Visiblement, il vous connaît bien, n’est-ce pas ?

— Savez-vous quelque chose d’un révolutionnaire surnommé le Pivert ? demanda Eraste Pétrovitch fort impoliment au lieu de répondre à la question qui était posée. En dépit de tous mes efforts, je ne suis pas parvenu à repérer la trace de ce m-monsieur.

— Et vous ne la trouverez pas.

Les paupières froissées se fermèrent un instant, comme si Choubine avait voulu dissimuler à son interlocuteur l’expression de ses yeux. Lorsqu’il les rouvrit, son regard était devenu différent : sérieux, affairé.

— Cet individu est connu de très peu de monde. Et personne n’ira bavarder à son sujet.

— Allons, parlez ! s’exclama Fandorine en se penchant en avant.

Il commençait depuis quelque temps à penser que Gassym avait mal entendu ou mal compris. Mais le Pivert finalement existait bel et bien !

— C’est le principal financeur du parti bolchevique. De temps en temps, il abandonne quelques rogatons à d’autres groupes révolutionnaires, en échange de toutes sortes de services. Prudent comme le serpent. Un vrai pivert : on entend ses coups de bec, mais lui-même reste invisible. Nous ne l’avons pas arrêté une seule fois. Et il n’est jamais tombé sous les yeux de nos limiers. Nous ne connaissons même pas son signalement.

— Peut-être ne l’a-t-on pas beaucoup cherché ? suggéra Fandorine, qui avait déjà une certaine idée des principes de travail adoptés par les forces de l’ordre à Bakou.

Timofeï Timofeïevitch s’illumina d’un sourire rusé.

— C’est très possible. La police politique n’est pas mon domaine. J’ai bien sûr entendu parler du Pivert, mais je ne me suis jamais occupé de lui sérieusement. Je n’avais pas de vrai motif. Maintenant, sans doute, je vais m’en charger. Dès lors que Fandorine lui-même s’intéresse à cet oiseau… Mais quel attrait au juste trouvez-vous au Pivert ? Ce n’est pas le pensionnaire le plus rapace ni, ma foi, le plus bruyant de la volière bakinoise.

Eraste Pétrovitch n’avait l’intention de répondre à aucune question superflue de ce rusé personnage.

— Le Pivert et l’Ulysse figurant dans les rapports d’enquête du Département de la Sécurité, ce sont un seul et même individu ?

— Ce n’est pas exclu, répondit prudemment le lieutenant-colonel.

— Pourquoi cette information est-elle absente du dossier ?

— Je n’en sais rien. Encore une fois, ce n’est pas au Département de la Sécurité que je travaille. Et d’ailleurs…

Il n’acheva pas, mais Fandorine devina ce que voulait dire l’éminence grise du gouverneur de la ville de Bakou : « Il y a bien des choses que je sais, dont je n’informe pas ma hiérarchie. Chacun pour soi. »

— Bien. Parlez-moi de la g-grève. Ce mouvement a-t-il un centre organisé ?

— Difficile à dire…

Choubine de nouveau hésitait. Cette fois-ci, il ne semblait pas vouloir garder ses secrets, mais être dans l’ignorance pour de bon.

— Certains signes donnent le sentiment que la grève est dirigée par une sorte d’état-major. Cependant la chose n’est pas facile à vérifier. À Bakou, il y a tellement de courants révolutionnaires qui s’opposent les uns aux autres. Beaucoup se trouvent en état de guerre permanente. Je n’imagine pas qu’ils aient réussi à s’entendre.

— Et vous-même, prenez-vous des mesures pour arrêter la grève ? Ou bien n’est-ce pas non plus de votre ressort ?

Le lieutenant-colonel leva les yeux au ciel et posa une main charnue sur son cśur.

— Dieu sait que je ne cesse de bombarder le gouvernement général de dépêches l’avertissant du danger d’une grève générale ! Tout ce que j’ai obtenu, jusqu’à présent, c’est l’ordre de me charger des affaires de mon collègue de la direction de la Gendarmerie, Kleontiev. De manière que M. le colonel ait les mains libres pour contrer les révolutionnaires. Quant à moi, j’ai pour instruction de m’occuper des intrigues de l’étranger. Eh quoi ! un ordre est un ordre.

— Les « int-trigues de l’étranger » ? répéta Fandorine. Qu’est-ce encore que cela ? De l’espionnage ?

— Pire. Les espions qui travaillent pour une puissance étrangère cherchent à lever des secrets, mais ne causent pas de dommages directs, sauf en temps de guerre. Or, dans le monde du pétrole, la guerre ne connaît jamais de trêve. Une guerre au vrai sens du terme, avec diversions, sabotages et assassinats. Les ennemis les plus dangereux des champs de pétrole bakinois sont les Anglais de la Royal Dutch Shell et les Américains de la Standard Oil. Les uns et les autres n’hésitent pas sur le choix des moyens.

— Mais ce ne sont là que des compagnies privées, objecta Eraste Pétrovitch avec un haussement d’épaules.

— « Que des compagnies privées » ?

Choubine esquissa un sourire ironique.

— Elles sont plus dangereuses et agressives que n’importe quel service de renseignements militaire. Simplement les journaux n’en parlent pas, pour éviter les conflits diplomatiques. Je vais vous conter deux épisodes de l’histoire de la guerre mondiale du pétrole, cela vous donnera une idée de l’ampleur et de l’intensité des combats. Rockefeller, un beau jour, a nolisé les navires de toutes les sociétés de transport de pétrole du monde. Il les a gardés lèges, n’acheminant que sa seule production, dont le prix, naturellement, a grimpé jusqu’au ciel. Et il a ruiné ainsi ses concurrents. Après cela, toutes les grosses compagnies se sont pourvues de leurs propres flottilles de bateaux pétroliers. L’Anglo-Persian Oil Company, elle, s’est montrée encore plus inventive. Elle avait repéré de riches gisements dans le Khouzistan iranien, mais, malgré tous ses efforts, ne parvenait pas à en prendre possession. Les habitants du cru cultivaient le coton et, avec un entêtement borné tout oriental, refusaient de changer de mode de vie. Ni les pots-de-vin ni les pressions exercées sur le gouvernement du chah ne se révélaient efficaces. Alors les agents anglais ont en secret importé d’Inde des serpents mortellement venimeux, qui se sont très vite multipliés dans les champs de coton. Les autochtones ignoraient comment combattre cette calamité. Les Anglais leur ont généreusement proposé leur aide, ayant à leur disposition un produit chimique efficace. Et effectivement, tous les serpents ont crevé. Mais le coton aussi par la même occasion. Après quoi la compagnie a acheté les terres pour une bouchée de pain.

Timofeï Timofeïevitch racontait les manigances des industriels du pétrole comme s’il les réprouvait, mais sa voix laissait percer de l’admiration.

— Les Allemands et les Autrichiens se montrent encore plus actifs. Ils ne produisent pas eux-mêmes de pétrole, c’est pourquoi ce ne sont pas des espions industriels qui s’occupent des problèmes de carburant, mais les services de renseignements. Eux non plus ne mégotent pas. Vous connaissez bien sûr le moteur mis au point par l’ingénieur Rudolf Diesel ?

— Oui, beaucoup disent que c’est l’invention du siècle. Dommage que ce génie se soit éteint si tôt.

— « Se soit éteint », ha ! ricana le lieutenant-colonel d’un air sardonique. Diesel avait été acheté par les Anglais. En septembre de l’an passé, il s’est embarqué sur un paquebot en partance pour Londres. Et de manière énigmatique est tombé par-dessus bord. Les Allemands ne pouvaient admettre que les secrets de Diesel échussent à leurs concurrents. Et que se passe-t-il maintenant, depuis l’assassinat de l’archiduc, alors qu’une nouvelle guerre balkanique se profile ? On me rapporte que les Allemands et surtout les Autrichiens cherchent à entrer activement en contact avec les réseaux clandestins. La paralysie de la production de pétrole russe réjouirait autant les deux Kaisers que le leader des bolcheviques, Lénine. Vous savez, n’est-ce pas, que Lénine se cache en territoire autrichien ?