Non, Fandorine ne le savait pas. Timofeï Timofeïevitch était décidément une mine inépuisable d’informations utiles.
— Mais ainsi, vous disposez d’indices permettant de penser que le mouvement de grève est dirigé par le Pivert ? demanda Choubine sans aucune transition, fixant son interlocuteur de ses yeux perçants comme deux vrilles.
Encore une fois, Fandorine ne laissa pas dévier la conversation dans une direction imprévue. En guise de réponse, il narra l’enlèvement du fils de l’industrielle Validbekova.
— Par exemple ! Ils ne veulent pas de rançon ? releva Timofeï Timofeïevitch. Très intéressant…
Il tambourina des doigts sur la table, tandis qu’il réfléchissait.
— Vous ne voulez pas dire pourquoi vous soupçonnez le camarade Pivert d’être impliqué dans ce rapt. Je n’aurai pas l’audace d’insister. Mais je puis vous aider. Qu’attendez-vous de moi concrètement ?
Eraste Pétrovitch le lui expliqua.
— Revenez me voir dans trois heures, déclara Choubine, laconique.
C’est un vrai plaisir d’avoir affaire à ce Kotofeï Kotofeïevitch, songea Fandorine. Un gros chat, sans doute, qui a des idées derrière la tête, mais il sait attraper les souris.
— Encore d-deux requêtes. Pourriez-vous téléphoner à l’hôtel National et dire que je suis vivant ? Qu’on rapporte mes affaires dans ma chambre si on les a déjà enlevées. Et d’une. La seconde à présent. Mon assistant est grièvement blessé. Il aurait besoin du meilleur hôpital et des meilleurs médecins.
Ressusciter du monde des morts et reprendre plus ou moins pied dans celui des vivants lui prit justement trois heures. En premier lieu, Eraste Pétrovitch fit transporter Massa en voiture médicale à la clinique Huysmans, établissement fort impressionnant qui, même à Moscou, n’avait peut-être pas son pareil. Un authentique professeur de médecine examina le blessé et prononça un long discours foisonnant de termes latins, disant en substance que le cas était grave et que tout dépendrait de l’observation des consignes médicales et de l’état psychologique du patient – il confirma en d’autres termes point par point le pronostic du tabip. « Ne pensez pas à moi, maître, dit le Japonais en guise d’au revoir. Si vous ne pensez pas tout le temps à l’ennemi, vous ne pourrez pas le vaincre. Mais moi, je penserai à vous et à Gassym-san, cela me donnera des forces. »
À l’hôtel, Fandorine passa un long moment à recouvrer un aspect civilisé : il se lava, se rasa, etc. Son crâne nu s’accordait mal au costume européen et lui donnait un air idiot. Eraste Pétrovitch trouva qu’il ressemblait à un pion blanc de jeu d’échecs. Il lui fallait au plus vite acheter un panama. Ce couvre-chef ridicule n’irait absolument pas avec son veston anglais, mais au moins il lui couvrirait la nuque.
Muni d’un sac contenant les affaires susceptibles de lui servir lors d’opérations décisives, Eraste redescendit dans le hall quinze minutes avant l’heure convenue.
— Monsieur ! lui lança le réceptionniste. On vous a téléphoné du Nouvelle Europe. Un monsieur très agité, un certain Simon. Il a demandé s’il était bien vrai que vous étiez de retour et a dit qu’il serait ici d’un instant à l’autre. Vous ne souhaitez pas l’attendre ?
— Non, je ne le souhaite pas. Vous avez appelé un fiacre ?
— Parfaitement. Il vous attend, monsieur.
L’employé posa un regard approbateur sur le crâne étincelant du client.
— Vous avez une superbe allure. Vous avez beaucoup rajeuni.
— Je vous rem-mercie, répondit sèchement Eraste Pétrovitch.
Il sortit dans la rue et plissa les paupières tant le soleil était féroce. Il n’en pouvait plus de cette chaleur !
Comme on pouvait le supposer, Timofeï Timofeïevitch se révéla un excellent chasseur de souris. Son compte rendu fut concis et précis.
— J’ai fait le tour des policiers réglant la circulation à tous les carrefours situés dans la direction où a filé la voiture des ravisseurs. Quelques factionnaires avaient été relevés, mais j’ai demandé qu’on les amène à mon bureau. Cela dit, je ne vais pas vous fatiguer avec des détails.
Choubine invita Fandorine à s’approcher du plan de la ville étalé sur la table.
— Une Delaunay beige est une voiture qui se remarque, aussi a-t-on réussi à reconstituer en partie son itinéraire. Après avoir traversé la place Kolioubakine, les criminels ont tourné vers la rue Nicolas-Ier, puis là ont pris à droite pour s’engager dans la rue de la Croix-Rouge, où ils ont failli renverser un piéton – le sergent de ville a donné un coup de sifflet alors qu’ils s’éloignaient déjà. Ensuite la Delaunay disparaît pendant un moment, jusqu’à ce qu’un factionnaire l’aperçoive de nouveau à un carrefour de la périphérie, ici, vous voyez ? Le véhicule roulait à vive allure sur la grand-route en direction du sud-ouest.
— Et qu’y a-t-il par là ? demanda Eraste Pétrovitch en voyant le doigt du lieutenant-colonel arriver à l’extrémité de la carte.
— Les champs de pétrole de Bibi-Heybat. Plus loin, le village de Puta, plus loin encore, Lankaran.
— Et puis aussi la Perse, l’Inde et l’Afrique, observa Fandorine avec une grimace. Ce n’est pas tellement consolant.
Le lieutenant-colonel sourit d’un air rusé.
— Attendez un peu. Je ne vous ai parlé pour l’instant que de l’automobile. Mais je suis allé également au central téléphonique. À neuf heures dix-sept le numéro de Mme Validbekova a été demandé depuis le bureau de poste et télégraphe de la rue Wrangel. C’est à deux pas du lieu de l’enlèvement. L’intermédiaire s’est personnellement assuré que l’opération avait réussi, puis est allé tout droit au téléphone public.
— L’un des employés est-il en mesure de décrire l’homme qui appelait ?
— Hélas. C’est un endroit très animé, surtout le matin.
— Nom de Dieu !
— Ne vous pressez pas d’invoquer le Seigneur ! dit en riant Choubine, qui lui-même à cet instant ressemblait plutôt au Malin. À neuf heures treize, autrement dit quatre minutes avant le coup de fil à Mme Validbekova, on avait téléphoné de la même cabine à l’abonné numéro 874. Les deux appels ont été payés par la même personne.
— Cela voudrait dire que l’observateur a d’abord informé quelqu’un de la prise d’otage, et ensuite seulement a c-contacté la mère ! Qu’est-ce que ce numéro 874 ?
— C’est celui du club motonautique de Chikhov. Vous savez où ça se trouve ?
Le lieutenant-colonel se pourlécha les lèvres, prenant ainsi tout à fait l’air d’un gros chat rassasié, puis ronronna :
— À côté de Bibi-Heybat.
— Tout ça sans autre p-précaution ? s’étonna Fandorine. Ils téléphonent, ils font leur rapport, ils emmènent le gosse. Sans se soucier de brouiller un peu mieux les pistes ?
— Et pourquoi se compliquer la vie ? Les criminels étaient certains que la Validbekova ne s’adresserait pas à la police. Comment auraient-ils pu savoir qu’une personne aussi compétente que vous s’intéresserait à l’affaire ?
Eraste Pétrovitch ne tint pas compte du compliment.