— Qu’est-ce que ce « club motonautique » ?
— Le dernier divertissement à la mode pour amateurs de sensations fortes. La jeunesse dorée adore faire la course en canot à moteur dans la baie de Bibi-Heybat.
— Mais dans un endroit aussi fréquenté, il doit être impossible de c-cacher un otage.
— Le club motonautique est surtout populaire en hiver. L’été, la bonne société bakinoise lui préfère le yacht-club.
— Pourquoi ?
— Parce que l’été les nuits sont courtes, répondit Timofeï Timofeïevitch d’un ton énigmatique.
Il observa un bref silence pour ajouter au suspense, puis expliqua :
— Au fond de la baie de Bibi-Heybat se trouvent des sources de pétrole. Toute la surface de l’eau est couverte de nappes d’huile. Les sportsmen y mettent le feu puis foncent à une vitesse folle sur la mer embrasée. On dit que c’est très impressionnant la nuit.
Eraste Pétrovitch ôta le panama acheté sur le chemin de la résidence du gouverneur et s’épongea le crâne avec un mouchoir. Mais la chaleur n’était plus un sujet d’irritation pour l’homme du Nord qu’il était. Le récit du lieutenant-colonel l’avait mis de bonne humeur.
Même si la piste des ravisseurs ne permet pas de remonter jusqu’à l’état-major du Pivert et du mouvement gréviste, au moins j’aurai rendu l’enfant à sa malheureuse mère, songea-t-il.
— Eh bien, je vais aller visiter ce club motonautique. Aujourd’hui même. C’est loin de la v-ville ?
— Une demi-heure en auto. Ne vous inquiétez pas. Je fournirai le véhicule.
Devant le garage de la résidence du gouverneur, Eraste Pétrovitch – grand connaisseur et amateur de tous les moyens de locomotion à propulsion non animale – fut saisi de stupeur devant tant de diversité.
— Je n’ai jamais vu une telle richesse, même dans les éc-curies de Tsarskoïe Selo, dont la moitié aujourd’hui est réservée au parc automobile. Pourquoi avez-vous autant de voitures, qui plus est des marques les plus luxueuses ?
— On nous les offre, répondit Choubine avec un petit rire. À la moindre fête, qu’elle soit chrétienne ou musulmane, peu importe, ou au moindre anniversaire, les citoyens reconnaissants gâtent leurs autorités bien-aimées. Tenez, cette beauté, le Conseil des industriels du pétrole en a fait présent à ma modeste personne à l’occasion de mes quarante-cinq ans.
Il caressa au passage le flanc couleur chocolat d’une Russo-Balt.
— Ils voulaient m’offrir une Rolls-Royce, mais je le leur ai interdit. C’était trop par rapport à mon grade. Et puis, hé ! hé ! ce n’eût pas été patriotique.
— Cependant, cette Russo-Balt, modèle de luxe, avec moteur double puissance, est beaucoup plus chère que la dernière Rolls-Royce, fit observer Eraste Pétrovitch avec une pointe de jalousie, lui qui éprouvait une faiblesse pour les belles voitures.
— Je n’entends rien à ces choses-là, répondit le lieutenant-colonel avec modestie. Choisissez l’engin qui vous convient. M. le gouverneur de la ville n’a pas confiance en la technique, il ne se déplace qu’en voiture à cheval, si bien que le garage est à mon entière disposition.
— Dites-moi, la route jusqu’à Bibi-Heybat est-elle aussi cahoteuse que celle de Mardakiany ?
Fandorine était parvenu au bout du long hangar et revenait sur ses pas.
— Pire. En outre, elle monte constamment.
— Alors, si vous le permettez, je prendrai ceci.
Eraste Pétrovitch venait de découvrir dans un coin sombre une Indian équipée d’un side-car. Visiblement, les gardiens de la loi bakinois n’avaient jamais utilisé cette motocyclette sportive. Un modèle que Fandorine n’avait vu jusqu’ici que dans la revue Automoto.
— Mais seules trois personnes peuvent y prendre place, objecta Choubine, surpris. Vous n’avez tout de même pas l’intention de prendre d’assaut le club motonautique avec deux hommes seulement ?
Fandorine ne prit pas la peine d’expliquer que très probablement il n’y en aurait même qu’un seul pour le seconder. La question restait pour l’instant non résolue. Gassym avait refusé tout net de faire le coup de main avec une femme et un eunuque. Mme Validbekova avait tout aussi fermement exprimé son intention de participer coûte que coûte à la libération de son fils. La discussion s’était éternisée, les premières étincelles avaient fusé. Le gotchi s’échauffait surtout à cause de l’eunuque. Pour finir, Eraste Pétrovitch avait proposé un jugement de Salomon : Gassym verrait Zafar et déciderait lui-même si celui-ci était apte ou non à les accompagner dans l’aventure.
— Ce n’est rien, nous nous d-débrouillerons, répondit Eraste Pétrovitch d’un ton bref.
Timofeï Timofeïevitch parut embarrassé.
— Ce n’est pas facile à dire, mais je n’ai aucun collaborateur à qui je pourrais me fier à cent pour cent. Chaque policier bakinois a son petit Geschäft. J’aurais trop peur qu’il n’y ait des fuites. Seul le diable sait qui se gave, et à quelle mangeoire.
Il eut un geste d’impuissance.
— Que voulez-vous ? C’est Bakou.
— Oui, oui, acquiesça Fandorine en éprouvant avec plaisir le confort du siège garni de ressorts. Je sais.
La motocyclette se révéla un vrai bonheur – puissante, légère, maniable. Seul défaut : elle était affreusement bruyante. On eût dit un peloton de tirailleurs déchargeant leurs fusils à feu continu. Pas moyen d’espérer approcher discrètement du club motonautique. On entendrait l’Indian quand elle serait encore à une verste de distance.
Voilà à quoi réfléchissait Eraste Pétrovitch au moment où il entrait dans le salon de la Validbekova.
Il régnait là un silence de tombe.
Gassym se tenait près de la fenêtre, les bras croisés sur la poitrine d’un air hautain, affectant d’être seul dans la pièce. Saadat était assise à la table, la tête dans les mains, accablée. Un homme vêtu à l’orientale était campé derrière son fauteuil, telle une statue. Son visage impassible et totalement glabre ne permettait guère de déterminer quel âge il pouvait avoir. Eraste Pétrovitch songea que c’était probablement à ce personnage que ressembleraient les êtres humains dans un heureux et lointain futur, lorsque les sexes masculin et féminin auraient convergé, que les races se seraient confondues et que la vieillesse aurait laissé place à une éternelle maturité.
La Validbekova bondit de son siège à la vue de Fandorine.
— Alors, alors ? Les pourparlers avec les hommes du comité se sont passés très bien. Je veux dire de manière épouvantable. Je leur ai crié dessus et les ai jetés à la porte. Ils sont repartis bouillants de rage. Demain la grève commencera. Dans deux jours je serai ruinée. Mais c’est sans importance, pourvu que Tural soit sauvé ! Il ne supportera pas longtemps d’être enfermé, au milieu de bandits ! J’imagine constamment comme il doit avoir peur ! Ces canailles le martyrisent sûrement, ou même…
— Taisez-vous donc un peu ! intima Eraste Pétrovitch à la pauvre mère.
Mieux valait couper court dès le début à la crise d’hystérie.
— Nous allons libérer votre fils aujourd’hui même.
Sur quoi il raconta ce qu’il avait appris au sujet du club motonautique.
— Comment tu sais ça ? s’enquit Gassym, soupçonneux. Moi je sais pas, et toi tu sais. Comment ? Et l’âne à trois jambes, où tu l’as pris ?
Il pointa le doigt dehors, désignant probablement la motocyclette.
— J’ai fait ce qu’il fallait, dit Fandorine, répondant ainsi aux deux questions à la fois.
Le gotchi sembla hésiter sur le sens à donner à l’expression. Il réfléchit un moment, puis demanda d’un ton pratique :