— La plan sur papier tu as déjà écrit ?
— Je n’ai pas eu le temps. Nous agirons de manière très simple. Nous nous présenterons comme des noceurs en goguette. Saison ou pas saison, on s’en m-moque. Ce qu’on veut, c’est faire une b-balade nocturne en c-canot à moteur. Les ravisseurs ne nous ont jamais vus, toi et moi, aussi n’auront-ils pas de soupçons. Ensuite, nous aviserons selon les circonstances.
— Bon plan, approuva Gassym. Court.
— Mauvais plan, coupa Saadat. Une virée en mer la nuit sans aucune femme, ça n’a pas de sens. Cela paraîtra forcément suspect. Les bandits sont sur leurs gardes. J’irai avec vous.
— Mais ils vous c-connaissent, lui rappela Fandorine. Ils vous ont vue.
La Validbekova esquissa un sourire du coin des lèvres.
— C’est mon voile qu’ils ont vu, pas moi. Et Zafar nous sera utile, lui aussi.
— Ha ! lâcha le gotchi. En quoi il sera utile ?! Pour quoi il sera utile. Gueule chauve, tu sais tirer pistolet ?
L’eunuque secoua la tête. L’expression de son visage n’avait pas changé.
— Et qu’est-ce que tu sais faire ?
Sans un mot, Zafar ouvrit tout grand son khalat. Sa poitrine lisse et musculeuse était barrée d’une large ceinture à laquelle étaient fixés au moins une douzaine de petits couteaux.
— Pas dans les meubles ni dans la tapisserie ! supplia Saadat.
L’eunuque, d’un signe, demanda à Gassym de lancer son papakha en l’air. L’autre grimaça d’un air méprisant, puis jeta son couvre-chef contre le lustre. Zafar eut trois gestes ultra rapides, presque fondus en un seul. Le bonnet de caracul changea trois fois de trajectoire avant de choir sur le tapis, percé de trois lames étroites.
— Vaï, joli coup.
Gassym passa le doigt dans l’une des fentes et claqua de la langue.
— Nous prenons eunuque. Je dirai plus « gueule chauve ». Tu apprendras moi à lancer petit couteau ?
Zafar haussa vaguement les épaules, ce qui pouvait signifier aussi bien « nous verrons ça » que « ce n’est pas à la portée d’un ours aussi lourdaud », ou n’importe quoi d’autre encore. Dieu sait ce que pense en réalité un être qui n’appartient à aucun des deux sexes, ni masculin ni féminin, se dit Fandorine.
— Tout cela est b-bien beau, mais ma motocyclette n’a que trois sièges.
L’eunuque haussa de nouveau les épaules, cette fois-ci en signe manifeste de dédain. « Aucune importance » ou bien « occupe-toi donc de tes affaires » – voilà quel était le sens de sa mimique.
Sensations fortes
Il était vingt-deux heures quarante quand, éternuant des nuages de fumée, une motocyclette à trois roues quitta la ville pour s’engager sur la route de Bibi-Heybat. Sur le fragile véhicule trônait un équipage qui, en tout autre lieu, n’eût manqué de surprendre. Un monsieur au costume bariolé (veste étriquée à carreaux, gilet étoilé, canotier à ruban rouge) pilotait l’instable engin, avec derrière lui, collée à son dos, une petite dame vêtue d’une chose rose-rouge à paillettes, et, tressautant à leur côté, débordant presque du side-car, un énorme gaillard aux allures de bête fauve, en papakha et tcherkeska. Mais n’importe quel Bakinois eût deviné sans peine cette charade. Un rupin partait s’aérer en compagnie d’une grisette, avec le projet de pique-niquer au clair de lune ou pour le simple plaisir de rouler, et comme on était à Bakou, il avait emmené avec lui un garde du corps.
Les tenues de noceur et de cocotte professionnelle avaient été acquises rue Olguinskaïa, au magasin du Bon Marché, qui ouvrait jusqu’à fort tard. Les emplettes s’étaient déroulées ainsi : Fandorine marchait en tête, suivi – à petits pas – par une Orientale voilée qui, de temps à autre, chuchotait : « Là, cette robe… Là, cet affreux chapeau… Maintenant tournons dans le rayon lingerie… » De cette manière, Eraste Pétrovitch avait d’abord équipé sa compagne, avant d’acheter la même camelote criante de vulgarité (après l’opération, tout ça irait sur-le-champ à la poubelle !) pour son propre personnage.
« Cent soixante-cinq, avait proféré la Validbekova lorsqu’ils eurent terminé leurs courses.
— Que v-voulez-vous dire ?
— Vous avez dépensé cent soixante-cinq roubles. Je vous rembourserai tout. »
Sa voix avait tremblé :
« Si nous rentrons vivants… »
La Validbekova avait prononcé cette phrase tout bas, non pour son interlocuteur, mais pour elle-même.
— Écoutez, dit-il après s’être arrêté à la sortie de la ville. Nous nous débrouillerons très bien sans vous. Nous laisserons l’Indian à une verste du club, et nous nous approcherons à pied, discrètement. Mieux vaudrait que votre lanceur de couteau monte à votre place et que vous attendiez à c-côté de l’engin une fois que vous l’aurez rejoint.
L’eunuque courait derrière la motocyclette depuis le départ de la maison, à larges enjambées toujours égales, comme s’il mesurait la terre au moyen d’un compas. Il ne se laissait pas distancer ni ne perdait le rythme.
Il passa près d’eux sans s’arrêter et s’éloigna sur la chaussée, balançant les bras en cadence. Avec son vêtement gris, informe, Zafar était à peine discernable dans la pâle lumière du crépuscule d’été.
— Non, répondit Validbekova d’un ton sec. C’est mon fils.
— Mais Zafar nous sera plus utile que vous. En rase campagne, j’accélérerai et il restera en arrière. Nous devons nous dépêcher avant qu’il fasse vraiment nuit.
— Il ne restera pas en arrière. Et si cela était, il nous rattraperait.
Haussant les épaules, Fandorine appuya sur la pédale des gaz, et une minute après l’eunuque était déjà loin derrière. La puissante machine atteignait facilement les quarante-cinq kilomètres-heure. Elle aurait pu aller plus vite, mais compte tenu du mauvais état de la chaussée et de la piètre visibilité, c’eût été imprudent.
« Ouah, ouah ! » criait de temps en temps Gassym.
La promenade lui plaisait.
Saadat se contenta de raffermir son étreinte autour du torse du pilote. Il émanait d’elle un parfum épicé. Ses mains étaient petites mais fortes, son corps musclé, sa poitrine ferme. Eraste Pétrovitch se força à ne pas se laisser distraire de la route. Et puis, c’était honteux d’accorder attention à pareilles choses. La malheureuse mère n’avait guère la tête en ce moment aux convenances, et c’était pourquoi elle se collait à lui si étroitement. Vraiment, une honte !
La route commença de monter et force fut de ralentir. L’étonnant Persan rattrapa bientôt la motocyclette. Il ne transpirait pas, son souffle était toujours égal. Eraste Pétrovitch songea que même les shinobi, maîtres incontestés de la course sur longue distance, eussent trouvé là un exemple riche d’enseignement. « Ceux qui se tiennent cachés » parvenaient à une vitesse de croisière de l’ordre de dix ou douze kilomètres-heure. Zafar, lui, se déplaçait au moins deux fois plus vite.
— C’est stupéfiant, comment parvient-il à ça ? Le marathon à une telle vitesse, cela d-dépasse les capacités humaines ! cria Eraste Pétrovitch en tournant la tête vers sa passagère.
— Les coureurs persans subissent dans leur enfance une ablation de la rate, répondit celle-ci.
Sur quoi elle planta son poing menu dans le dos de Fandorine.
— S’il vous plaît, plus vite ! Encore vingt minutes, et il fera complètement noir !
— À la b-bonne heure ! J’ai juste à étudier le terrain, ensuite la nuit peut bien tomber !
L’eunuque disparut à un tournant, on ne le voyait plus. La route, bien qu’elle fût parvenue à un plateau, était si pleine d’ornières et de nids-de-poule qu’il était impossible d’accélérer.
— Voilà Bibi-Heybat ! J’y ai trois puits ! cria Saadat à l’oreille du pilote.