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Au-delà des collines, une plaine assez étroite descendait vers la mer, toute hérissée de cônes pointus. Le paysage était le même que celui de la Ville Noire, sans les bâtiments d’usines et à une échelle moindre. Le long de la côte s’apercevaient d’énormes levées de terre noire et de cailloux.

— Q-qu’est-ce que c’est que ça ?

— Comment ? Ils cherchent à combler la mer. Il y a du pétrole au fond de la baie… Le club est là-bas, tenez !

Sa main délicate, tendue par-dessus l’épaule de Fandorine, désignait un point un peu sur le côté, où, par-delà un hameau au minaret bancal, se dessinait un promontoire à moitié mangé de brume grise. À trois kilomètres environ.

Dix minutes plus tard, ils en étaient déjà tout près. Eraste Pétrovitch eut tout le temps de repérer les lieux, profitant des dernières lueurs du soleil englouti. Son calcul distance/vitesse se révélait idéal.

Sur le rivage en pente douce, contrastant avec des entrepôts aux formes lourdes et trapues, s’élevait une maison de bois à l’architecture coquette, au bardage peint en blanc, encadrée d’une élégante terrasse et surmontée d’une tourelle où flottait un drapeau. La longue flèche d’une estacade s’avançait au-dessus des flots, tout au bout de laquelle une dizaine de barques étrangement aplaties et dépourvues de mât se balançaient au gré des vagues.

Fandorine n’avait pas traversé la moitié du promontoire quand la lumière mourut, comme si quelqu’un avait soudain tourné un commutateur. D’épaisses et grasses ténèbres s’appesantirent sur la terre et la mer. Au même instant, une guirlande de lanternes s’alluma au-dessus de l’appontement. Comme la passerelle du hanamiti, dans le théâtre japonais, qui coupe la salle obscure, se dit Eraste Pétrovitch.

Les fenêtres du club motonautique, en revanche, restaient éteintes. Toutes, sans exception. Peut-être n’y avait-il personne, et en ce cas les informations du lieutenant-colonel Choubine étaient fausses ou bien périmées. Mais le sentiment du danger, auquel Fandorine avait l’habitude de se fier dans les situations critiques, lui lança un avertissement : « Tiens-toi sur tes gardes. On t’observe. »

— Tural n’est pas ici ! lâcha Saadat, le souffle court. Je le sentirais…

Elle tremblait des pieds à la tête. Mauvaise affaire. Toutefois il était trop tard pour la renvoyer en arrière. Par conséquent, il convenait absolument de la réconforter.

Eraste Pétrovitch vacilla, faisant mine de peiner à garder l’équilibre, puis s’exclama avec une galanterie désinvolte :

— Jannotchka, s’il vous plaît !

Il prit la dame par la taille, la souleva sans effort du siège et la déposa par terre, en lui murmurant :

— Courage. On nous regarde. La vie de votre fils est entre vos mains. Jouez le rôle de manière convaincante…

Et la Validbekova cessa de trembler. Elle étira sa jambe, effectua un grand battement enjoué et éclata d’un rire sonore.

— Allons-y, mon minou ! Tu m’as promis une balade en mer !

Fandorine regarda d’un air de doute le club plongé dans l’obscurité. Il déclara d’une voix perplexe :

— C’est bizarre… Ils dorment ou quoi ? Tant pis, on les réveillera. On m’a dit qu’il y avait toujours un gardien sur place.

Il enlaça sa compagne, qui posa la tête sur son épaule.

Puis, tous deux roulant des hanches, ils se mirent en marche vers la maison.

— Embrassez-moi, ordonna Eraste Pétrovitch à mi-voix. J’ai besoin d’observer la p-périphérie.

La femme passa les bras autour de son cou et colla à sa bouche des lèvres sèches et froides, mais Fandorine n’en sentit même pas le contact.

Bien. À gauche, des barques retournées… En face de l’entrée du club, une pile de planches… Et là, quelle est cette forme noire ? Une guérite ou une cabane de jardin.

— Nous n’avons pas dépassé Zafar. Il s’est peut-être ég-garé et sera resté en arrière, murmura-t-il. Peu importe. Écoutez-moi bien. Si jamais je tousse, jetez-vous à terre. À l’instant même. Compris ?

— Oui…

Ses yeux étaient tout proches, ses prunelles reflétaient les lumières de la jetée à laquelle Eraste Pétrovitch tournait le dos.

— Allons vers la porte. Une fois sur les marches, nous nous désenlacerons. J’aurai besoin d’espace pour la m-manśuvre.

— Minou, je veux faire du bateau ! geignit Saadat d’une voix capricieuse. Tu m’as promis !

— Ma parole, c’est du granit ! s’exclama Fandorine en brandissant le poing en l’air. S’il est besoin, j’enfoncerai la porte. À l’assaut !

Riant aux éclats, ils coururent vers le bâtiment. Gassym les suivait, la mine sombre, la main sur l’étui de revolver, tout en jetant des coups d’śil soupçonneux autour de lui. Pas d’erreur : c’était bien ainsi que devait se conduire un garde du corps désireux de montrer son zèle.

La masse blanche du club apportait une note joyeuse au milieu des ténèbres. L’unique ampoule allumée au-dessus de l’entrée éclairait le plancher d’une plate-forme garnie d’un garde-corps ainsi qu’une cloche de bateau installée près de la porte.

Sur le perron, Saadat, comme convenu, lâcha le bras de son cavalier et s’écarta légèrement.

— Eh ! hurla Eraste Pétrovitch. Le gardien ou je ne sais qui ! Ouvre ! Le backchich est arrivé !

Il fit tinter la cloche d’un geste impatient. Se colla à la vitre, derrière laquelle il était impossible de rien distinguer.

Mais Fandorine à ce moment ne se fiait pas à sa vue – depuis la terrasse éclairée, le monde alentour paraissait noir. Il ne comptait pas davantage sur son ouïe – le bruit du ressac couvrait les autres sons.

Tout dépendait à présent de son instinct, que les ninjas appellent hikan (littéralement, « sentir par la peau »). Il s’agit d’un sens particulier qu’on peut développer en soi et aiguiser au moyen d’exercices d’entraînement. Les parties découvertes de la peau deviennent incroyablement sensibles, comme si elles se changeaient en papier photographique. À cette différence près qu’elles ne réagissent pas aux ultraviolets, mais au danger.

Un fourmillement lui picota la nuque, puis le cou. L’émulsion périculo-sensible venait de répondre à une menace imminente.

Fandorine toussa. Saadat ne comprit pas ou bien n’entendit pas. Alors, d’un coup de poing mesuré et néanmoins suffisant, il l’étendit à terre. Puis il se retourna et, d’une puissante poussée du pied, envoya l’éléphantesque Gassym rouler au bas des marches, tandis que lui-même se jetait au sol.

Ces trois mouvements enchaînés n’avaient pas duré une seconde. Eraste Pétrovitch ne perçut pas le bruit de sa propre chute, car au même instant la nuit fut déchirée par un grand vacarme accompagné d’un crépitement.

Trouant les ténèbres, plusieurs armes firent feu depuis la pile de planches entassées en face de l’entrée du club. Des éclats de bois volèrent, arrachés aux murs et à la rambarde. Une vitre éclata. Des étincelles jaillirent de la poignée de porte. Touchée par plusieurs balles, la cloche se mit à osciller et bourdonner.

Fandorine roula sur le plancher. La situation n’était pas brillante.

La Validbekova était étendue sur le dos, inerte. Sans doute avait-il frappé trop fort malgré tout. Quant à Gassym, c’était pire. Au lieu de rester dans l’ombre salvatrice, le gotchi s’était remis sur pied et de nouveau escaladait le perron.

— En arrière ! rugit Eraste Pétrovitch. Couche-toi !

Gassym vacilla et poussa un cri :

— Aïe !

Il pivota en direction des coups de feu, tout en dégainant son revolver.

Fichu lourdaud ! pensa Fandorine.