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Il se redressa à demi et se rua dans l’autre sens. D’un bond, il renversa Gassym et s’affala par terre avec lui dans l’obscurité.

— Tire puis roule sur toi-même ! Ne reste pas à la même place !

Eraste Pétrovitch ne procéda pas autrement. Il tira deux fois sur la pile de planches (sans viser pour l’instant de manière précise, juste pour effrayer l’adversaire et l’empêcher d’ajuster son tir), et deux fois roula plus loin. Le gotchi à son tour fit tonner son calibre 45.

Les choses commençaient à s’arranger.

Provenant de la terrasse, à peine perceptibles au milieu du vacarme des armes, s’entendirent plusieurs claquements étouffés, comme les jappements furieux d’un petit chien de compagnie. Fandorine se haussa pour jeter un coup d’śil à travers la balustrade.

Saadat Validbekova était toujours étendue sur le plancher, mais s’était retournée sur le ventre et, en appui sur un coude, faisait feu sur les ténèbres avec un pistolet de dame miniature.

— Eloignez-vous ! Mettez-vous à l’abri du mur ! lui cria Eraste Pétrovitch.

Cependant l’industrielle du pétrole, loin de lui obéir, se rapprocha du bord en rampant sans cesser de faire feu.

Surgissant du coin de la maison, des profondeurs de l’ombre, une silhouette véloce, aux contours incertains, se précipita vers la Validbekova. Eraste Pétrovitch leva son Webley, mais, grâce à Dieu, reconnut à temps l’eunuque. Celui-ci empoigna sans cérémonie sa maîtresse par les jambes, la tira à lui, puis la souleva et la jeta sur son épaule. Après quoi il s’éclipsa par le même chemin, tout aussi lestement qu’il était apparu.

Cette fois, enfin, on pouvait se concentrer sur l’adversaire.

Il y avait un espace vide sous le perron, où un poteau de soutènement pouvait servir d’assez bonne protection. C’est depuis cette position que Fandorine compta les forces de l’adversaire. Huit hommes étaient embusqués derrière la pile de planches. C’était beaucoup, mais dans les limites du possible.

— Vahsey ! Un touché ! brailla Gassym d’un ton triomphant.

Et en effet, les tirs à droite devinrent un peu moins fréquents. Eraste Pétrovitch visa le tireur situé le plus à gauche. Il attendit l’éclair suivant et pressa la détente. Il n’y eut pas d’autre coup de feu de ce côté-là.

Il en restait six.

— Gassym, tu es blessé ?

— Le dos, répondit le gotchi d’un ton douloureux. Aïe, Allah, quelle honte !

— C’est grave ?

— Pourquoi grave ? Normal. Vahsey ! Encore touché !

Plus que cinq.

Eraste Pétrovitch rampa sous la plate-forme en bois. Arrivé à hauteur de Gassym, il lui dit :

— Canarde-les, ne les laisse pas viser ! Je vais les contourner par le flanc. Seulement bouge après chaque tir !

— Garde leçon pour papa, bougonna le gotchi en sortant un second revolver.

Une balle se ficha dans la terre avec un sifflement. Une autre érafla un poteau : un éclat de bois se planta dans le front de Gassym. Invoquant le chaytan, celui-ci arracha l’écharde et essuya le sang avec sa manche.

Fandorine roula hors de l’abri. Plié en deux, il courut pour prendre l’adversaire à revers. Il tira deux fois en pleine course, sans viser.

De l’autre côté, quelqu’un cria des paroles indistinctes. Visiblement, il donnait un ordre.

Les armes se turent. Un martèlement de pas résonna dans l’obscurité. Quelques secondes plus tard, cinq hommes sautaient sur l’appontement éclairé par les lanternes et couraient à l’autre bout. Leurs silhouettes se détachaient parfaitement, mais tirer à pareille distance avec un Webley à canon court n’eût été qu’un gaspillage de munitions.

Ils veulent prendre la fuite par la mer, en canot, se dit Fandorine. Peu importe, le temps qu’ils embarquent, le temps qu’ils démarrent le moteur…

— Gassym ! Ne tire plus ! Suis-moi !

Eraste Pétrovitch s’élança en avant. Il ne regardait pas les lanternes, mais ses pieds, pour ne pas perdre la vision nocturne.

Un cri de femme retentit derrière lui :

— S’il vous plaît ! S’il vous plaît ! Tural n’est pas avec eux ! Où est mon enfant ?

Elle a raison, pensa Fandorine. Le gosse ne peut être que dans la maison.

— Gassym, demi-tour ! Enfonce la porte !

Après avoir accompagné du regard les bandits qui décampaient, Fandorine revint en courant au club. Gassym était déjà sur la terrasse. Sans s’arrêter, d’un coup d’épaule, il démolit les deux battants.

Eraste Pétrovitch entra dans la maison le dernier, derrière la Validbekova et Zafar.

— Tural, Tural ! appelait Saadat.

Pas de réponse.

Sans perdre de temps à chercher le commutateur, Eraste Pétrovitch sortit sa lampe de poche. Il promena le faisceau de lumière autour de lui, parcourut les pièces.

— Le garçon n’est pas ici et n’y a jamais été, déclara-t-il quand il eut rejoint les autres.

— Où est-il, alors ? s’exclama Saadat.

— Pour le savoir, il faut rattraper nos frileux et t-timides amis.

Un moteur toussota au loin.

— Vite !

Progressant par bonds énormes, Fandorine fonça vers l’estacade, se détachant rapidement de ses compagnons. Les planches grondèrent sous ses pieds. Devant lui, tout à l’extrémité de l’appontement en forme de T, bouillonnait une traînée blanche, sillage écumeux dû au moteur de poupe.

Quelques secondes plus tard, Eraste Pétrovitch se trouvait devant les canots amarrés : des embarcations à coques métalliques, à profil de requin, parmi les modèles les plus récents.

— Vaï, pourquoi tu restes là ? Ils s’en vont !

Le gotchi, d’un seul élan, sauta dans le canot le plus grand, lequel rebondit sur l’eau.

— Allume le machine ! Tu sais ?

Fandorine avait achevé son inspection.

— Pas dans celui-ci !

Il avait choisi un Daimler de deux cent cinquante chevaux, léger et maniable, pareil à celui qui, l’été précédent à Hambourg, avait permis d’établir un record du monde de vitesse : quatre-vingts kilomètres-heure. À l’époque où Eraste Pétrovitch se passionnait pour les moyens de navigation, y compris sous-marins, de telles vedettes rapides n’existaient pas encore. Ce serait intéressant d’essayer…

Mettre le moteur en marche sans la clef demanda trente secondes. Pile le temps qu’il fallut aux autres pour prendre place dans le bateau. Gassym soufflait comme une machine à vapeur ; la respiration de la femme était rapide et saccadée ; Zafar semblait à moitié ensommeillé.

Quand Fandorine mit plein gaz, la proue du Daimler se dressa brutalement à quarante-cinq degrés. Gassym s’étala au fond de l’embarcation, tandis que la Validbekova s’affalait par-dessus lui. Seul l’eunuque resta sur ses jambes : il s’accroupit simplement et se cramponna au bord.

Le rugissement du moteur et le sifflement du vent rendirent Eraste Pétrovitch instantanément sourd, si bien qu’il cessa d’entendre le bruit du canot devant eux, devenu invisible dans la nuit.

Où était-il ? Quel cap maintenir ?

Saadat, agrippée à l’épaule de Fandorine, scrutait l’obscurité.

— Les voilà ! J’aperçois un point blanc !

Stupéfiant ! De vrais yeux de chat. En dépit de toute sa pratique de la vision nocturne, Eraste Pétrovitch ne voyait rien.

— Ils ne nous échapperont pas ! dit-il à Mme Validbkebova pour la rassurer. Ils ont exactement le même Daimler que nous, mais ils sont cinq. Leur charge est plus lourde. Gassym, si tu sautes par-dessus bord, nous les rattraperons en cinq minutes.

— Saute toi-même ! hurla le gotchi en manière de réponse.

Il rampa vers l’avant, sur la longue proue effilée. L’entreprise était périlleuse : le bateau rebondissait sur les vagues, constamment secoué d’embardées. Gassym glissa son bonnet dans sa ceinture et s’allongea, ses jambes largement écartées en appui contre le pare-brise.