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L’officier était un vrai soldat, discipliné. Ayant reçu un ordre clair, il cessa d’émettre des doutes. Il sortit un sifflet, souffla dedans d’une certaine manière, par trois fois. Deux ou trois secondes plus tard, des trilles identiques retentissaient aux quatre coins du site. Quelques instants encore, et partout résonnaient des cris de commandement, des piétinements de bottes, des cliquetis d’armes.

Fandorine se tenait dans la cour, devant le portail, la mine sévère, l’śil rivé sur sa montre. Ce n’était pas au début de l’opération qu’il pensait, cependant, mais au fait qu’il ne serait jamais rentré au National pour minuit.

Ce n’est rien, songea-t-il. Le train m’est spécialement destiné, il ne s’en ira pas. Le général Joukovski n’est pas une demoiselle, lui non plus, il attendra. Qui plus est, Saint-Estèphe l’a certainement informé de la tâche qui m’occupe actuellement.

Son cśur s’était mis à battre plus vite. La fièvre, l’avant-goût de la chasse, le parfum brutal du danger – n’était-ce pas ça, la vraie vie ?

Mais peut-être arriverai-je à temps après tout, se dit Eraste Pétrovitch quand, à onze heures pile, il entendit de l’autre côté des portes :

— Colonne, en avant, au pas de course !

Ordre aussitôt répété, à quelques mètres de distance, avec un accent géorgien :

— Côlônne, an avane, au pas dès course !

La cour à présent était vide. Seules deux silhouettes se dessinaient en noir près du corps de garde, devant le portillon découpé dans le vantail : une sentinelle et son chef.

C’est le moment !

D’un pas assez lent à première vue (mais en réalité très rapide), Fandorine marcha jusqu’au bâtiment le plus proche (qui abritait, apparemment, le générateur évoqué par le capitaine), comme s’il se promenait sans but. Quittant la lumière, il ôta tous ses vêtements de dessus pour se faire presque totalement invisible. Le conseiller d’État effectif ne garda sur lui qu’un costume noir et moulant de shinobi. Il n’aimait pas porter un masque, aussi passa-t-il simplement sa main teintée d’une solution spéciale sur son visage, et sa peau s’assombrit.

Même si quelqu’un maintenant eût surveillé la cour avec attention, jamais il n’eût repéré l’ombre désincarnée qui se faufilait le long des murs en direction de l’entrée du corps principal.

Dans le couloir désert, Fandorine se déplaça très vite, sans le moindre bruit.

Ils sont déjà là !

Sous le cadre du détecteur de métaux, le planton gisait, face contre terre. Une flaque sombre se répandait sous lui. Le Mauser était resté dans son étui : le ou les meurtriers avaient négligé de le prendre. Et l’on comprenait pourquoi : ils savaient que le système d’alarme fonctionnerait.

Ils veulent non seulement saboter l’installation, mais aussi prendre la poudre d’escampette. Il s’agit donc d’une bombe à mécanisme d’horlogerie, conclut-il.

Eraste Pétrovitch n’avait nulle intention, lui non plus, de déclencher le mugissement de la sirène, aussi glissa-t-il son Webley dans le casier. Puis il reprit sa course.

Il se demandait bien comment le Pivert avait réussi tout de même à s’introduire dans le saint des saints.

Quand il eut entrouvert la porte de la salle de pompage, il reçut la réponse à sa question.

Ah, voilà ! Très habile…

Deux corps en uniforme de gendarme étaient étendus par terre ; deux hommes en blouse bleue se tenaient accroupis, concentrés sur leur tâche – impossible de distinguer par-dessus leurs dos à quoi, précisément, ils s’affairaient.

Ainsi nous sommes des techniciens. Nous avons éliminé la garde, ce qui ne posait guère de problème, et à présent nous assemblons un engin explosif. Voyons, voyons, lequel d’entre nous est le Pivert ?

Certainement celui qui donnait les instructions en se reportant à une feuille de papier. L’homme gardait la main gauche dans sa poche. C’était son compagnon qui accomplissait tout le travail.

À cause du vacarme produit par la pompe, le chef était obligé de crier. Eraste Pétrovitch discernait presque chaque mot.

— … Maintenant, enfoncer le bouton à fond. Tourner la molette de douze crans.

— Pas si vite ! répondit l’exécutant. Je n’ai pas le temps de suivre ! Voilà, maintenant c’est fait. Et ensuite ?

L’autre prononça une phrase inintelligible, en même temps qu’il tendait la main vers le haut. Alors le second se redressa et courut vers l’escalier. Il serrait dans une main une sorte de boîte noire, de l’autre il empoigna la rampe.

Le Pivert se tenait de dos, la main gauche toujours dans la poche. Il regardait tantôt sa feuille, tantôt son complice. Celui-ci ne s’occupait pas davantage de ce qui se passait derrière lui : il grimpait et grimpait les marches.

Peut-être réussirai-je à capturer les deux, se dit Fandorine.

Il s’avança.

— Tu vois le carter ? Non, regarde plus à gauche ! commanda le Pivert. Là, à côté du presse-étoupe supérieur, il doit y avoir le régulateur d’air !

— Ça y est, je le vois !

— Monte la fixation magnétique. Tu te rappelles comment ?

L’ombre noire n’était plus qu’à un pas du donneur d’ordres, et celui-ci ne sentait, n’entendait rien. Fandorine s’apprêtait à saisir le Pivert par le cou, quand l’homme devant lui, levant la tête, demanda d’une voix forte :

— Écoute, le Pivert, tu crois que cinq minutes nous suffiront ? On risque d’être retardés au portail.

Le Pivert, c’est donc l’autre ? s’étonna Fandorine.

Voilà qui changeait les priorités.

— Ne t’en fais pas, le Crabe. Nous aurons le temps ! répondit l’autre, perché en hauteur, dans un tintamarre métallique. Et sinon, le diable nous emporte. Deux minutes de plus, c’est trop de risque !

Il faut qu’il redescende. Autrement, je ne pourrai pas l’avoir vivant, constata Fandorine.

Au lieu de mettre hors circuit l’homme à la feuille de papier, comme il l’avait projeté au début, il lui empoigna solidement les mains par-derrière et lui chuchota à l’oreille :

— Continue à donner tes instructions, le Crabe. Un soupir, et je te tue.

Et il poussa vers l’avant le terroriste stupéfait, pressant les points névralgiques de ses poignets pour plus de persuasion. L’autre gémit, puis se mit à marcher docilement à petits pas.

— Halte !

Ils se trouvaient à présent juste au bas de l’escalier. D’en haut, on ne les voyait plus. Le Crabe respirait péniblement, mais se tenait sage.

— Crie-lui : « Il y a là un truc embrouillé. Je n’y comprends rien. Descends un moment », lui murmura Eraste Pétrovitch en serrant les doigts encore plus fort.

Au lieu de répondre, le terroriste se rua en avant, tout en flanquant à Fandorine un coup de talon dans le tibia. Sous la douleur, sa vue un instant s’obscurcit, mais ce n’est pas là ce qui le désarçonna. Le bras gauche du Crabe parut s’allonger comme par magie, puis se détacha complètement du corps. Abasourdi, Fandorine relâcha son étreinte.

Le saboteur acheva alors de se libérer. Il ne resta dans la main d’Eraste Pétrovitch qu’une prothèse gantée de cuir.

Le Crabe se révélait manchot !

Mais il n’était plus temps de s’étonner. Un couteau scintilla.

Fandorine reconnut la manière de frapper : c’était ainsi, de l’épaule gauche à l’épaule droite, d’un coup tranchant, que l’homme, sous le wagon, avait tenté de le tuer.