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Eraste Pétrovitch eut à peine le temps de se rejeter en arrière et fut contraint de reculer encore. L’infirme maniait à la perfection l’arme blanche. Il enchaînait les bottes, attaquait sans laisser une seconde de répit.

— Vas-y, le Pivert, vas-y ! cria-t-il. Je le retiens ! Règle sur trois minutes ! Non, deux ! Et cours, cours !

Du coin de l’śil (il n’avait pas le loisir de lever la tête), Fandorine vit une ombre se déplacer sur l’un des tuyaux passant sous le plafond.

Un son mou en même temps qu’élastique. Le Pivert venait de sauter à terre.

Allait-il l’attaquer dans le dos ? Ce serait parfait.

Malédiction ! La porte métallique venait de claquer.

Il s’en allait !

Enfin Fandorine parvint à saisir le bras de son assaillant. Mais le Crabe possédait dans son unique pince une force extraordinaire – il réussit à se dégager.

Eraste Pétrovitch enrageait de perdre autant de temps avec un estropié. Et la bombe qui égrenait son tic-tac, et le Pivert en train de détaler !

Rien à faire, se dit-il. Adieu, le Crabe. Tu ne veux pas vivre, tant pis pour toi.

Reculant d’un bond, Fandorine sortit son Derringer. Le petit pistolet pesait moins de cent grammes, et l’ingénieux détecteur de métal n’y avait pas réagi.

Le Derringer a quantité de défauts : une unique cartouche, un calibre minuscule, on ne peut tuer raide son adversaire qu’à condition de lui tirer précisément dans l’śil. Mais il possédait aussi une qualité, infiniment précieuse en l’occurrence. Une qualité qu’Eraste Pétrovitch mit à profit.

Le coup de feu claqua, fort peu bruyant. La balle toucha le point visé : un śil étincelant de fureur. Si Fandorine avait tiré avec une arme d’une puissance plus meurtrière, il eût couru le risque que le projectile traversât la cible de part en part et ricochât de manière imprévisible. Là, aucun danger : le camarade Crabe s’effondra, mort, et la balle resta fichée dans son crâne.

En un éclair Fandorine vola en haut de l’escalier, escaladant les marches quatre à quatre, sans même toucher la rampe des mains.

Pendant quelques secondes, il observa avec attention le cadran de la bombe à retardement pour identifier le système.

Le Pivert n’avait réglé le compteur ni sur trois minutes, ni même sur deux, mais sur soixante secondes. Et cinquante étaient déjà passées.

Mais même dix secondes, c’est beaucoup. Surtout quand la bombe relève d’un mécanisme aussi rudimentaire, avec un simple détonateur à pile Lewis.

Eraste Pétrovitch ôta la batterie, et l’aiguille s’arrêta.

À présent, il pouvait s’occuper du Pivert. Celui-ci avait-il eu le temps de se sauver bien loin ? Et comment comptait-il franchir le portail ?

Sans perdre de temps à redescendre l’escalier, Fandorine suivit le chemin que le Pivert, une minute plus tôt, avait pris pour s’enfuir : il courut le long du tuyau apportant le kérosène, puis sauta à terre. Pour un homme non entraîné, sauter d’une hauteur de près de sept mètres représentait une gageure. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’Eraste Pétrovitch y parvînt : il s’était spécialement initié à la science des sauts et des chutes. Mais qu’en était-il du Pivert ?

Le cas est difficile. Visiblement, il va falloir courir un peu, pensa Fandorine. Non sans plaisir.

Un homme blanc dans une ville noire

Le Webley n’était plus dans le casier. Eraste Pétrovitch poussa un juron. Ce maudit Pivert, non content de savoir sauter aussi bien qu’un ninja, s’y connaissait parfaitement en armes. Monsieur savait choisir ! Le Mauser de la sentinelle poignardée l’avait laissé indifférent.

Eh bien, maintenant, il n’était plus du tout question de laisser filer le malfaisant. Il n’y avait d’autre Webley comme celui-là sur terre. Fandorine avait lui-même apporté des perfectionnements au modèle existant. L’exemplaire qu’il possédait avait été fabriqué sur mesure, et il avait dû l’attendre près d’un an.

Le criminel avait laissé une trace bien visible dans la cour.

Près du perron, dans l’ombre, un homme était étendu, bras en croix. S’il était en chemise, ses bottes et son pantalon étaient d’uniforme. C’était le chef du corps de garde auquel Fandorine, moins d’une heure plus tôt, avait présenté son mandat. Sans doute avait-il entendu les cris provenant du corps principal et décidé d’aller voir ce qui se passait…

L’absence de casquette, de tunique et de ceinturon soufflait dans quelle direction le meurtrier avait pu s’éclipser.

Eraste Pétrovitch courut droit au portail. Une sentinelle brandit sa baïonnette à son approche.

— On passe pas ! Qui va là ? hurla-t-elle, regardant avec effroi la figure sale et la silhouette noire du conseiller d’État effectif.

À en juger par l’accent, c’était un Tatar. À son poste depuis peu de temps. Fandorine ne l’avait pas vu quand il était entré.

Présenter son mandat à pareil personnage n’eût été qu’une perte de temps, or celui-ci était précieux.

Écartant la baïonnette, Eraste Pétrovitch empoigna le soldat par la gorge.

— Un officier est-il sorti à l’instant ?

— Oui, siffla le Tatar.

Il était tout jeune, une nouvelle recrue.

— Il m’a dit : « Attache tes boutons, abruti. »

Fandorine balança la carabine au loin, pour que le soldat, dans son zèle, ne lui tirât pas dans le dos. Puis il passa en courant la barrière.

À droite et à gauche, des appels retentissaient dans la nuit : les deux colonnes procédaient au ratissage de la zone. Mais droit devant, tout était silencieux. Le Pivert n’avait pu s’enfuir que dans cette direction.

Invisible dans l’obscurité, presque aérien, sans un bruit, Eraste Pétrovitch courut sur la route, se fiant moins aux ombres qu’il discernait dans la nuit qu’aux sons qui parvenaient à ses oreilles.

Dans cette ville morte, on pouvait se perdre ou se cacher n’importe où. Mais Fandorine avait l’impression de bien connaître son adversaire, et depuis longtemps.

Le Pivert n’était pas de ceux qui disparaissaient en s’enfuyant. Il avait compris que l’opération avait échoué : la station n’avait pas explosé. Il connaissait le responsable de son échec. Et – on pouvait n’en pas douter – brûlait d’exercer sa vengeance. Il suffisait donc de lui en fournir le moyen.

Sans s’arrêter, Eraste Pétrovitch essuya de sa manche la teinture qui couvrait son visage, ôta sa veste et arracha son bonnet. Il avait cessé d’être invisible. Il se matérialisait. Et il fallut encore que la lune se mît de la partie, comme désireuse d’assister à la rencontre des deux ennemis jurés.

Son torse nu, sa face au teint clair, son crâne hérissé d’une brosse de poils blancs devaient se détacher sur l’arrière-fond d’un noir total comme un dessin à la craie sur un tableau d’école.

Pour accentuer l’effet, Fandorine se prit en outre à lancer des cris, tout en avançant sans trop presser le pas entre les bâtiments ensevelis dans l’ombre :

— Eh, l’oiseau pivert ! Viens te poser par ici ! Je suis seul !

Au-devant il aperçut un carrefour éclairé par des réverbères. Il n’y avait pas de sens pour le Pivert à progresser plus loin. Là-bas se trouvait le poste de police situé à la frontière de Bakou et de la Ville Noire. Jamais le Pivert ne prendrait cette direction.

Il ne vint pas à l’esprit de Fandorine d’appeler les policiers à l’aide. Il n’avait même pas pris avec lui le Mauser de la sentinelle tuée. Pour ne pas avoir la tentation d’abattre celui qu’il importait de prendre vivant.

Non, repensa Fandorine, le Pivert ne peut pas s’enfuir sans s’être vengé alors qu’il a reconnu sa défaite. Il voudra forcément me dégommer d’un coup de bec. Autrement, il ne serait pas un pivert mais un simple piaf. Il est quelque part ici. Il se tient caché. Il surveille. Eh, où es-tu ? Il n’y a aucune ruse, n’aie pas peur. Je suis seul, sans arme. La cible idéale !