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Eraste Pétrovitch rebroussa chemin. Il marchait lentement à présent, et tous les vingt pas s’arrêtait pour crier aux ténèbres :

— J’ai tué votre ami manchot ! Pas une doublure cette fois-ci, le vrai ! Vous ne voulez vraiment pas le venger ?

Il le voulait, et comment qu’il le voulait ! Il suffisait de se rappeler qu’à la veille d’une opération de sabotage de grande envergure le Pivert, au risque de tout mettre en péril, s’était rendu à Yalta pour tuer Spiridonov, avec qui les révolutionnaires avaient de vieux comptes à régler.

La nuit était paisible. Pas un bruit alentour. Ses cris devaient porter loin.

Le Pivert l’entendait. Il était tout près. Il se glissait à pas de loup ou bien avait déjà pris position et le mettait en joue.

Le Webley était une excellente arme : précis, pratique, rapide, mais il ne touchait à coup sûr sa cible que dans un rayon de vingt-cinq mètres, au maximum trente. Si le Pivert l’avait préféré au Mauser, c’est qu’il connaissait certainement ses qualités et ses faiblesses. Il ne se risquerait pas à tirer de loin.

C’est pourquoi Eraste Pétrovitch s’appliquait à se mouvoir de façon à ne pas se trouver sur plus de deux lignes de tir en même temps. Surveiller deux points, c’était possible, trois, c’était plus ardu.

Mais voilà que se présenta devant lui un lieu où le tireur pouvait s’être embusqué en trois endroits différents : au milieu de la rue se dressait la forme noire d’une guérite de transformateur. Quand Eraste Pétrovitch était passé là à l’aller, il avait franchi cette zone dangereuse sans réfléchir, tant il était sûr que le Pivert était quelque part au-devant. Maintenant cependant il lui fallait choisir : contourner la guérite par la droite ou par la gauche ? Dans tous les cas, la distance par rapport aux points propices à une embuscade ne dépassait pas vingt mètres.

Fandorine eût choisi, quant à lui, la maisonnette en torchis aux fenêtres crevées, presque adjacente à la route. Mais il n’était pas moins commode de tirer de derrière la guérite, ou depuis l’autre côté, où un monceau de briques concassées se dessinait dans l’ombre.

Et la lune qui brillait soudain d’un éclat plus vif ! Le vent venait de chasser les légers nuages transparents qui voilaient le ciel.

Eraste Pétrovitch cessa de crier. C’était devenu inutile. Si le Pivert avait pris la fuite malgré tout, il ne l’entendrait pas. Et s’il était là, à quoi bon se fatiguer les cordes vocales ?

Tout en gardant un śil sur la façade percée de trous béants, Fandorine ralentit le pas. En pareille situation, il ne suffisait plus de s’en remettre à son ouïe. L’adversaire n’était pas assez bête pour se trahir en armant bruyamment la culasse de son arme. La balle était certainement engagée dans la chambre, le cran de sûreté levé. Tout le plan de Fandorine reposait uniquement sur le fameux hikan, le « sentir par la peau », un outil, autrement dit, ignoré de la science, et par conséquent peu sûr. Les ninjas croient que le regard humain est matériel ; s’il est dirigé sur vous, vous pouvez le percevoir. Plus le regard est concentré et chargé d’émotion, plus sa pression est manifeste.

Il est fort possible que ce ne fût qu’une illusion due à la tension nerveuse, cependant Fandorine sentit soudain comme un fourmillement sur sa peau. Quelqu’un le fixait depuis les ténèbres. À en juger par l’intensité de la sensation, il s’agissait d’un regard lourd d’attention et d’affect.

La seule chose étrange était que ce frisson glacé lui avait couru dans le cou, au-dessous de la nuque, alors que la personne qui le prenait pour cible eût dû se trouver devant lui. Il avait dépassé la masure en torchis, et personne n’avait tiré.

Eraste Pétrovitch se figea, prêt à se mettre en mouvement au premier éclair qui jaillirait.

— Les mains en l’air, Votre Haute Excellence !

La voix avait retenti dans son dos. Le hikan ne l’avait pas trompé. Il aurait dû l’écouter.

Ainsi il est dans la maison ! comprit Fandorine. À la fenêtre la plus à droite, semble-t-il. Pourquoi n’a-t-il pas tiré plus tôt ? Pourquoi ne tire-t-il pas maintenant ?

Une plaisante conversation

— Pas la peine de vous retourner, en revanche, avertit la voix moqueuse. Ou je ferai feu. J’ai très envie de causer, mais je n’hésiterai pas.

J’ai sous-estimé son sang-froid, réalisa Fandorine. Il m’a laissé passer pour se retrouver en position favorable. Et s’il ne tire pas, c’est parce qu’il veut savoir comment j’ai découvert le plan de sabotage de la station.

— Lentement, à genoux, ordonna le Pivert.

Que faire ? Se relever quand on est à genoux, c’est s’offrir pour cible immobile un instant de trop. Alors que si je lance le « carrousel » maintenant, en position debout, du diable s’il fait mouche à une telle distance !

Et cependant Fandorine s’exécuta. Le « carrousel » interdirait toute conversation. L’affaire se terminerait par un corps-à-corps à l’issue mortelle. Un cadavre muet ne répondrait à aucune question. En admettant même qu’il parvienne à capturer le Pivert vivant, un tel homme n’ouvrirait jamais la bouche, rien ne saurait l’effrayer. Or Eraste Pétrovitch avait très envie d’obtenir quelques réponses.

Et puis, une fois qu’il serait à genoux, l’adversaire se relâcherait un peu et s’approcherait. Ce qui était tout à fait, tout à fait souhaitable.

Mais le Pivert se révéla décevant : il resta là où il était. Il savait visiblement qu’il ne fallait en aucun cas s’approcher de Fandorine. Et il était sûr de son adresse au tir.

Mais quoi ! dès lors que l’ennemi ne doutait plus de la victoire, il se montrerait plus sincère. Pourquoi mentir à un homme condamné à mourir dans les cinq minutes ? Le procédé était risqué mais fonctionnait à la perfection, Eraste Pétrovitch y avait eu recours bien des fois dans sa vie.

— Qui vous a livré mon plan ? demanda le Pivert, exactement comme Fandorine l’avait prévu.

— Personne.

— Comment l’avez-vous deviné alors ?

— Je n’ai rien deviné. J’ai jeté une ligne avec un appât, et vous avez mordu.

— Je ne comprends pas. Vous pouvez éviter les allégories ?

L’irritation perçait dans la voix.

— Il ne faut p-pas lire les journaux intimes des autres. Vous pensiez vraiment que je ne me doutais pas qu’un de vos hommes tournait autour de Gassym et fourrait périodiquement son nez dans mes écrits ? Sa maison est un vrai moulin à vent, c’est un jeu d’enfant que d’y envoyer des espions. Il m’a donc suffi d’écrire qu’il faudrait remplacer d’urgence les équipages des navires et des locomotives pour que la flottille de la Caspienne et le chemin de fer se déclarent en grève simultanément.

Aucune réaction – un silence prudent.

— Lorsque j’ai appris que vous étiez sain et sauf, poursuivit Fandorine (sans plus du tout bégayer, ce qui lui arrivait dans les moments d’extrême tension), je me suis longuement creusé la tête : pourquoi le camarade Ulysse avait-il donc cessé de me donner la chasse ? Et puis j’ai compris : vous aviez besoin de moi pour une raison ou une autre. Aujourd’hui j’ai deviné pourquoi. Vous vouliez m’utiliser de quelque manière. Qu’attendiez-vous de moi ?

— Que vous rappliquiez aussitôt, que vous donniez l’alarme, et que la plus grosse part des gendarmes coure ratisser les environs… J’aurais dû me douter que l’affaire n’était pas nette quand ils sont tous sortis excepté les hommes de garde, répondit le Pivert d’un ton maussade, se laissant prendre au jeu.