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Mais il aura fallu attendre trente-neuf ans après sa mort pour que son premier livre en russe voie le jour et qu’il entre – enfin – dans l’inoubli.

Il y a bien un rédacteur qui a tenté en 1965 de faire publier dans Novy Mir quatre récits tirés des Contes pour surdoués, mais la revue a refusé, les trouvant « trop kafkaïens ».

Pourtant, à l’époque où les Contes ont été écrits, Kafka n’avait pas encore été édité, et Krzyzanowski ne l’a lu qu’en 1939 ! Leur proximité, évidente, vient plutôt de l’acuité de leur perception de l’époque et d’une culture littéraire et philosophique profondément européenne.

Ce qui n’empêche pas Krzyzanowski de comprendre – très tôt et comme nul autre – la Russie soviétique.

Fantôme, écrit en 1926, est le frère de La métamorphose et des Contes d’Hoffmann, si dérangeant qu’il obsède. Dans ses notes, l’écrivain dit vouloir traiter du thème du double « jusqu’au muscle ». Ses héros : un étudiant en médecine devenu médecin alcoolique, et son double halluciné, un fœtus servant aux étudiants à s’entraîner à accoucher un mannequin de bois, fantôme fils de fantôme, enfant mort avant d’être mille fois né, échappé de son bain d’alcool, usurpateur d’identité…

Krzyzanowski connaissait bien la faculté de médecine et de biologie, où il se rendait souvent pour suivre des cours. On peut donc supposer qu’il était familier de ces « préparations anatomiques ». Mais au-delà, il pointe l’engouement de l’époque pour l’anatomie et les momies. Peu après avoir été fascinées par la découverte de la tombe de Toutankhamon, les foules soviétiques défilent devant le corps momifié de Lénine, traité et exposé immédiatement après sa mort, en 1924. Annie Le Brun, dans Une perspective contre nature(4), jette sur le goût pour les cires, les représentations et modèles anatomiques à l’époque de Sade une lumière particulièrement éclairante :

On ne peut ignorer le processus de laïcisation du cadavre et du corps qui se trouve enclenché par la représentation anatomique. D’abord, parce que le regard anatomique, ne tenant implicitement pas compte de la désintégration naturelle des corps, prive ceux-ci de tout espoir de résurrection transfigurante. Mais aussi parce que, dès lors privé de cette possibilité de transcendance, ce qui est montré acquiert paradoxalement la plus artificielle éternité, pour exister absolument. […] Tout se passe alors comme si cette montée de l’intérêt pour les images anatomiques révélait une défaillance dans le système de représentation que la Révolution est en train de mettre en place.

La noirceur de l’époque et l’ombre portée d’Hoffmann et de Swift traversent tout le recueil. Le chapelet, un des Contes pour surdoués, examine les conceptions du monde dans les yeux de métaphysiciens morts. Ce qui n’exclut pas la jubilation du fantastique, comme dans La Fugue, un récit sans doute inspiré par l’expérience de Schumann qui, pour gagner en dextérité, avait mis au point un appareil lui immobilisant pendant les exercices pianistiques un doigt de la main droite. Celle-ci resta finalement paralysée, lui causant une profonde dépression et remettant en cause toute son existence.

Au fondement de chaque récit, se trouve un fait précis, un objet concret, une expression prise à la lettre, un double sens. Là, ce sont les doigts d’un pianiste virtuose qui s’enfuient, découvrent la liberté et la ville rude et froide.

Dans Le joueur pris au jeu, un joueur d’échecs voit sa vraie vie se jouer sur l’échiquier. Il joue la défense Philidor, une ouverture du célèbre théoricien qui a dit : « Les pions sont l’âme des échecs. » Âme lignifiée et langue de bois.

Ailleurs, un bâtisseur de pont converse avec un crapaud tout droit venu du Styx, un vieil homme fabrique des points d’interrogation, les Grées partagent un œil pour trois – six cavités orbitales, des yeux se mettent à pousser sur un prunellier et les aveugles recouvrent la vue – mais le monde a le ciel en bas et la terre en l’air – une pensée vit sa vie, les sens prennent la tangente, et c’est La catastrophe et la physique réinventée :

Le chaos ne peut pas se loger dans la fente étroite de ma plume.

Or, le chaos entra.

Toujours, l’écriture est éblouissante de précision, d’entrain, de rythme. Prose sonore et inspirée construite avec l’exactitude machiavélique de la poésie.

Joyaux noirs à l’absurde tranchant, ces récits étincelants sans fin reviendront vous hanter.

CATHERINE PERREL

La fugue

I

Deux milliers de pavillons auriculaires sont tournés vers le pianiste Heinrich Dorn qui, de ses longs doigts blancs, ajuste tranquillement l’assise cannée du tabouret… Les basques de son habit retombent du siège ; ses doigts bondissent vers la caisse noire du piano à queue et attaquent une course rythmée sur le chemin rectiligne pavé d’ivoire. Brillant de tous leurs ongles polis, ils quittent d’abord le do de la grande octave pour rejoindre à l’autre extrémité le tintement cristallin des aigus. Là, les attend la plaque de bois noire marquant la limite du clavier : les doigts voudraient continuer, piétinent, martèlent les deux dernières touches (ici et là, dans la salle, des yeux se ferment : « quel trille ! ») – et soudain, virevoltant sur leurs pointes chaussées de peau fine, rebroussent chemin à toute allure, jouant à saute-mouton. Au milieu, ils ralentissent leur course, choisissent, pensifs, tantôt les touches noires, tantôt les blanches, s’enfonçant dans les cordes à pas feutrés.

Deux milliers d’oreilles se penchent vers l’estrade.

Les doigts frémissent, pris d’un tremblement nerveux familier : un instant en suspens – marteaux serrés sur les cordes – et les voilà qui survolent soudain douze touches pour s’immobiliser sur l’accord do-mi bémol-sol-si bémol.

Pause.

Quittant leur position, les doigts repartent au galop vers l’extrémité du clavier. La main droite du pianiste veut retourner en arrière, vers le médium, mais les doigts lancés à folle allure refusent, poursuivant leur course effrénée plus loin, toujours plus loin. La quatrième octave défile avec son carillonnement cristallin, les ultimes touches aiguës piaillent, les ongles heurtent sourdement la saillie noire du châssis : dans un effort désespéré, les doigts, la main tout entière s’arrache de sous la manchette du pianiste et saute par terre, suivie de l’éclat du diamant à l’auriculaire. Les articulations se cognent douloureusement contre le bois ciré du parquet mais, sans perdre le tempo, les doigts se relèvent aussitôt sur leurs phalanges dressées, les plaques roses des ongles défilent, se précipitant vers la sortie à grandes enjambées, en un large arpège – du majeur à l’annulaire, de l’annulaire à l’auriculaire.

Le bout carré d’une chaussure leur barre le chemin. Une semelle boueuse plaque un instant le petit doigt contre le tapis. Repliant l’auriculaire écrasé, les doigts se réfugient sous un rideau qui descend jusqu’au sol. Mais aussitôt, le rideau se lève laissant voir deux colonnes noires s’évasant vers le haut. Les doigts comprennent : c’est le pan de la robe de l’une des admiratrices de Dorn. Pivotant sur l’annulaire, ils bondissent de côté.