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La porte claqua et le professeur, après avoir donné libre cours à sa colère, retourna à la table d’un air victorieux.

— Où en êtes-vous ? Ah. C’est fait. Bon. Ce sera satisfaisant ou pas trop ? Enlevez-moi ça.

Devançant Nikita, Doublegens-Sklifski, surpris de son propre empressement, ouvrit le forceps et, prenant le petit corps par la taille, le reposa entre les parois de verre : quelque chose agrippa son doigt, il sentit une douleur, arracha sa main – de petites bulles apparurent à la surface de la solution d’alcool. Personne ne s’était aperçu de rien. On rangea le corps dans un coin sombre de la salle. Le fantôme demeura jambes écartées, en l’attente du suivant. Serrant ses mâchoires qui claquaient.

Sklifski se précipita vers la porte. On l’entoura : quelles étaient les questions, était-ce difficile ? Il fila sans répondre.

2

Les jours se mirent à tourner comme les ailes d’un moulin. C’était le dernier examen. En quarante-huit heures, il fallait faire ses bagages, régler toutes les affaires, s’arracher à la ville, partir. À cela s’ajoutaient l’agitation des adieux, les beuveries estudiantines et toutes sortes de bêtises traditionnelles. Des dizaines de mains serraient celle de Doublegens-Sklifski, des lèvres sentant l’alcool se collaient à ses lèvres, il chantait le Gaudeamus, il jetait en l’air des camarades et on le jetait en l’air, on le traînait d’estaminet en estaminet, de folie en folie. Vers la fin de la deuxième nuit, cette agitation l’entraîna chez des femmes maquillées. Et c’est là que contre toute attente, dans le trouble semé par les lacets qui se défaisaient sous ses doigts, les petits rires et les murmures, il imagina soudain les jambes écartées du fantôme, gluant, mort, froid. Aussitôt dégrisé, Sklifski mit fin à l’amour impromptu. Il pensait, marchant en zigzags dans les ruelles : « L’ai-je bien extrait ou est-il sorti tout seul, est-ce le forceps ou…»

Ce fut la première fois que cet incident confus émergea à la surface du souvenir, montra le bout de sa tête pour retourner aussitôt dans l’obscurité et le sommeil, englouti.

Sklifski ne se réveilla qu’en fin d’après-midi. Tout semblait en ordre. Il lui restait trois heures avant le train. On eût dit que ses tempes étaient serrées par des tenailles. Dans sa bouche, du mucus et de l’alcool. Sklifski décida de se promener pour faire passer son mal de tête. Il descendit les six étages. La rue. Le pointillé jaune des réverbères. Sans penser à rien – pourvu que l’étau se desserre – il avançait de borne en borne, happé par les trouées des rues ; les fenêtres noires et jaunes défilaient. Soudain, les pierres de taille blanches des murs de l’université surgirent devant lui. La lumière jaillit d’en bas, de la rigole de pierre où le mur s’enracinait dans le sol. « Nikita ne doit pas être bien loin » – cette idée glissa dans son cerveau et aussitôt, les tenailles se desserrèrent, lâchèrent prise : plus de douleur. Doublegens-Sklifski consulta sa montre : de toute façon, il était déjà ailleurs, et pourtant, il était encore là. Et il lui restait une heure à tuer.

Il entra, cherchant des yeux à qui s’adresser et aussitôt, pratiquement sur le premier escalier qui s’avançait dans le carré de la cour, il distingua dans le crépuscule naissant une silhouette pensive aux longs bras, aux épaules pendantes : Nikita. Sklifski l’interpella.

— Je pars, mon vieux. Aujourd’hui.

— Bonne route, alors.

— J’ai oublié une chose.

— Quoi donc ?

Nikita bâilla et se détourna.

— Tu vis ici, dans ce sous-sol ?

— Ouais.

— Tu es seul ou tu as des enfants ?

— N-non.

— Tu te rappelles, tu avais appelé l’autre, le fantôme, par son nom : Filka ou Fedka…

— Fifka, rectifia Nikita. Si vous avez oublié quelque chose, on peut le chercher : chez nous, rien ne disparaît.

Nikita descendit dans son sous-sol et revint aussitôt en faisant tinter un trousseau de clés.

Un claquement de verrou – puis un autre – de couloir en couloir : les deux hommes, avançant d’un pas sonore, arrivèrent jusqu’à une petite porte blanche qui menait au cabinet d’embryologie. Nikita trouva à tâtons la clé qu’il fallait.

— C’est Fifka, bien sûr, et vous, vous dites Fedka. Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre. Eh, mais c’est ouvert : qu’est-ce que ça veut dire ?

En effet, à peine poussa-t-il la porte que celle-ci s’ouvrit. En face, sortant de la pénombre, deux rangées d’alambics, de bouteilles, de cuves aux parois épaisses, de burettes et de petits récipients.

— À gauche. Le 14-b. Le petiot est là, derrière sa vitre.

Soudain : vlan ! Le trousseau tomba par terre.

— Ça alors.

Derrière la paroi de verre de la cuve, le niveau de l’alcool avait baissé : dessus comme dessous – rien. On alluma. Par terre, entre le cube de verre et le seuil, des traces mouillées bien nettes : des petits pas d’enfant. Tandis que les deux hommes, penchés sur les lames du parquet, examinaient les empreintes, leur contour alcoolisé s’effaçait à vue d’œil en s’évaporant et, une minute plus tard, il n’en resta plus rien.

— Donc, ça vient de se passer…

— Qu’est-ce qui vient de se passer ?

— Ça alors. Il ne doit pas être bien loin. Il s’est caché. On va le chercher. Fifka, eh, Fifka !

Ils s’approchèrent tous les deux doucement de la porte : à droite et à gauche, sous la voûte semblable au plafond d’une grotte, s’étiraient d’infinis couloirs vides où résonnait l’écho de leurs pas.

Nikita s’aventura dans l’obscurité, mais n’entendant plus de bruit derrière lui, il se retourna :

— Et vous ?

— J’ai mon train. Je risque de le rater.

— Bon, bon. Ça alors !

Ils retournèrent vers la sortie en silence. Une heure et quart plus tard, Doublegens-Sklifski était assis derrière la vitre d’un wagon. Le train s’ébranla : l’histoire du fantôme se décrocha, restant loin en arrière. Sans s’effacer pour autant.

3

En partant à la campagne, le jeune médecin du zemstvo(53) Doublegens-Sklifski pensait partager son temps entre les gens et les livres, entre l’hôpital et la bibliothèque. Il emportait plusieurs piles de livres dont les pages n’étaient pas encore coupées. Mais la guerre s’immisça dans ses projets et, au lieu de couper ses livres, il lui fallut découper des corps. Infirmeries ambulantes, points d’évacuation, quartiers, hôpitaux de campagne. Masques de chloroforme. En masse. Du brancard au billard – du billard au brancard. « Au suivant ! » Éclat et tintement des pincettes et des bistouris : dans l’alcool – dans le sang – dans l’alcool – dans le sang. Puis, un jour, dans un champ : lumière, fracas – et la conscience perdue. Contusion grave. Guérison. Et de nouveau, le grincement et le chuintement du scalpel : dans l’alcool, dans le sang. Mais sa peau sur la nuque et le long des vertèbres lui semblait étrangère. De temps en temps, des taches troubles dansaient devant ses yeux, la terre se dérobait sous ses pieds comme une toupie. À la fin, ayant fait le tour des catégories d’invalidité, le docteur Sklifski, rayé de la guerre, retourna à ses livres qui avaient eu le temps de jaunir, à sa pharmacie murale, dans son village à moitié vide, émondé par la guerre, un village de femmes.