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La vie tenta de retourner sur ses gonds : Sklifski lisait ses livres, prenait des notes, rédigeait des ordonnances, écrivait des lettres au front, soignait la syphilis tertiaire, se rendait aux messes célébrées pour les « martyrs de la guerre » ; le soir, il écoutait le grillon et buvait de l’alcool coupé d’eau. Or, lui-même n’avait pas été bien soigné : de temps en temps, il avait l’impression que la contusion gagnait tout son corps et que non seulement sa nuque, mais sa tête entière était recouverte d’une peau étrangère, morte.

Ensuite… Mais ce qui arriva ensuite, tout le monde le sait. Chacun se souvient de ce qu’il a pu et bien voulu retenir. Doublegens-Sklifski, lui, a retenu : typhus – incendies – pas de routes – pas de livres – famine. Sa bouteille à alcool resta longtemps vide et, lorsqu’elle se remplit, il n’y ajouta plus d’eau.

4

L’étrange accident attendit des années pour revenir à la surface et choisit pour cela un crépuscule d’automne orageux. Des nuages étaient arrivés et avaient jeté l’ancre. Le couchant tenta de percer à travers leur pellicule fuligineuse, mais ses rayons furent coincés entre deux tas de nuages lourds.

Doublegens-Sklifski ne se sentait pas bien : un mille-pattes piquant remuait sous sa peau, faisant des allers-retours le long de ses vertèbres. Il essaya de faire les cent pas – il n’y parvint pas. Il resta un moment devant son étagère de livres, scrutant de ses yeux plissés les reliures qu’il connaissait si bien : un volume de Duhamel, La Philosophie des Als-Ob(54) de Vaihinger, Feuerbach dans la traduction de Guiz, La Métapsychologie(55) de Richet. Il s’en détourna. Il se dirigea vers la table : glouglous de bouteille. Encore et encore. Puis, vers l’autre table. Il s’assit, les semelles contre le mur. Le mille-pattes sous sa peau rentra ses piquants et cessa de bouger. Il vit des grains de sable projetés contre la vitre, puis les premières gouttes se mirent à tomber. Le vent tira sur la poignée de la porte, celle-ci s’ouvrit, le calendrier accroché au mur fit défiler des dates pas encore venues. Sans décoller ses semelles du mur, Doublegens-Sklifski se retourna vers la porte : marchant dans les pas du vent, un être anthropomorphe se faufilait dans l’embrasure.

Sklifski se leva et fit un pas vers le seuil, comme si quelqu’un l’y avait poussé.

— Qui est-ce ?

Sans répondre, la créature continua à se glisser lentement, mais obstinément dans l’ouverture étroite.

— Atrophie musculaire, se dit Sklifski dans un étonnement placide et il pressa le pas pour appuyer sa main sur la porte.

Sa perception absorbait le phénomène avec une netteté et une sobriété parfaites. Même les rafales de vent qui murmuraient à travers les fentes une sorte de « fffff » ne lui échappèrent pas.

— Qui est-ce ? répéta-t-il plus doucement et, avec un parfait sang-froid (comme s’il s’était agi d’une expérience de laboratoire), il poussa la porte : entre sa main et le cadre, il y avait quelque chose de gluant comme de la pâte qui, flasque et informe, s’écrasait sous la pression. C’est alors qu’il entendit, venant de la fente, comme jailli sous la poussée :

— Fifka.

Soudain, d’une netteté aveuglante : la fente s’ouvrant en grand – la fontanelle sous son doigt – la tête – la chute, le corps par terre et lui, au lieu de tirer… Sklifski tira la porte et laissa entrer.

— Je viens juste… vous parler du forceps… – de syllabe en syllabe, la voix de l’intrus se faisait de plus en plus distincte – pourquoi m’avez-vous de force… et tant qu’à faire, pourquoi pas jusqu’au bout ?

La voix se brisa. Sans répondre, Sklifski fit craquer une allumette levant le lambeau de flamme jaune au-dessus de sa tête, examinant l’apparition : une forme trapue sur des jambes torses rachitiques. Une immense tête en forme de citrouille sur des épaules décharnées, enfoncées à l’intérieur du corps. Autour du front bombé, d’une tempe à l’autre – trace de la pression du forceps – la couronne de bleus ceignant le crâne, comme dans son souvenir. La bouche ouverte… L’allumette lui brûla les doigts et Sklifski entendit à travers l’obscurité qui était tombée entre lui et la créature :

— Oui, ça aide, contre les loups et les spectres. Mais moi, on ne saurait me chasser en craquant une allumette : même le soleil est impuissant à vous faire disparaître, vous autres qui vous dites humains.

Sklifski s’attendait à tout, sauf à un échange d’arguments :

— N-non. Ce n’est pas pour ça. Pas la peine de confier à une allumette ce dont la logique doit se charger. Une impression auditive peut contaminer la vue. Tu es un fait, mais tu es pour ainsi dire un fait non factuel. Bref : une hallucination. Et moi, je ne serais pas médecin si…

— Et tu as pu imaginer, – le contour dissimulé dans la nuit frémit – que je me faufilerais dans votre existence comme à travers l’embrasure de cette porte. Je suis une hallucination qui cherche non pas à s’incarner, non pas à s’enraciner dans la perception de quelqu’un, mais bien au contraire, à se déshalluciner, à s’éteindre une fois pour toutes, à tomber du forceps : à rentrer dans le zéro, sous le couvercle hermétique, derrière la paroi de verre du bocal dont vous – vous, les hommes – m’avez fait sortir dans le monde par la ruse et la force. Qui vous l’a permis ? Je vous le demande : qui ?

Sklifski retourna à la table, mais les contours du fantôme ne se rapprochèrent pas, ils se profilaient toujours sous le cadre noir de la porte.

— Une hallucination ! – son oreille, à l’affût, happait de nouvelles paroles – et nos mots, les tiens et les miens, ne sont-ils pas une hallucination ? Ou bien, prétends-tu que notre conversation n’est réelle qu’à moitié ? Comment mes paroles, si elles étaient inexistantes, pourraient-elles refléter tes réponses qui existent sans nul doute : à moins qu’elles ne soient une illusion ? Même un minimum de logique suppose que lorsqu’on a reconnu une toute petite chose, un phénomène minime dans l’infinité des phénomènes, comme étant une hallucination, on doit considérer comme tel tout le reste. Imagine un homme rêvant qu’il s’est endormi et qu’il fait un rêve. Le dormeur ne perçoit pas son rêve dans le rêve comme une réalité, il le considère à juste titre comme une illusion, une vision. Or, prétendre que le premier rêve est plus réel que le second, c’est comme affirmer qu’un cercle tracé autour d’un polygone est plus géométrique que ce dernier.

— Attends, attends, tu vas trop vite, laisse-moi réfléchir, s’énerva Sklifski, tu dis que…

— Que toi – et n’importe quel « toi » – vous vous êtes créé un monde alors que vous êtes vous-même irrémédiablement chimériques. J’ai essayé de calculer le coefficient de votre réalité : ça donne quelque chose comme : 0,000 x…