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Enfermé entre quatre murs aveugles de mon sous-sol, je n’ai pas vu qu’autour de moi, tout changeait et se métamorphosait peu à peu. Des peintres ont surgi devant les briques fuligineuses. À l’intérieur de la cour, une odeur d’asphalte frais montait des trottoirs défoncés ; les traces de balles sur les vitres ont été bouchées avec du mastic. Les couloirs vides se sont remplis. Les fenêtres obscurcies par la poussière laissaient de nouveau passer la lumière. Cela ne me convenait pas : sans attendre les questions et les coups d’œil scrutateurs – qui étais-je et que faisais-je là ? – je suis parti, m’extirpant de cette vie comme je m’y étais introduit, discrètement, sans attirer l’attention. Ceux qui sont descendus chez moi, dans la cage étouffante de mon sous-sol, n’y ont rien trouvé si ce n’est un trousseau de clés sur la table et deux rangées de bouteilles à alcool et à sels de mercure – vides – dans un coin plein de toiles d’araignées.

Je suis taillé et cousu d’une drôle de manière. Tu le vois bien. Lorsque je rencontre le soleil et les pluies, mes coutures se défont, je commence à pourrir. Là aussi, ça n’a pas manqué. Seul un hasard m’a évité une totale déchéance. Un jour, comme je m’étais abrité d’une rafale de pluie sous un auvent, la porte s’est brusquement ouverte et, me frappant dans le dos, m’a fait dégringoler le perron et tomber dans une flaque. En levant la tête, j’ai vu un visage aux paupières plissées : il avait des yeux bienveillants et une mouche minuscule sur la joue droite. Aussitôt, sous les éclaboussures, dans le vacarme des gouttières, j’ai sorti mes vieilles attestations et obtenu un poste de coursier dans un atelier de mode dirigé par cette personne compatissante qui m’avait recueilli. À la place de livres, j’ai eu à transporter des cartons et des colis, de rue en rue, de cliente en cliente. J’avais encore assez de force pour porter des tissus légers. En chemin, je me cachais autant que possible sous mes montagnes de cartons. En arrivant, je ne sonnais pas à la porte cochère, je montais l’escalier de service puis, me faufilant par la porte ouverte, essayais de filer le plus vite possible. On ne me remarquait jamais : dans mes cartons, attachés avec des ficelles, se cachaient des espèces de « fantômes » qui imitaient le corps, le faisant paraître plus enveloppé ou plus mince, plus élancé ou moins grand, bref, qui simulaient le charme tout comme moi je simulais la vie. Caché dans un coin obscur, j’aimais observer les ciseaux et les machines à perforer des coupeuses errer sur les surfaces de papier en recherchant la ligne idéale entre le rêve et le réel. Dans l’atelier, sous une rangée de crochets, des dizaines d’enveloppes à corps en gaze, en soie, en velours retombaient de patères en bois : des femmes – des femmes – des femmes. Des odeurs de colle, de parfum, de transpiration. Ce harem de vêtements avait besoin de son eunuque : quelque chose d’asexué et sans visage. Une présence masculine dans ce petit monde fait pour capturer des hommes aurait été prématurée. De toute évidence, mon physique me donnait droit à cette fonction. En plus, quand je voyais le mètre glisser sur les torses nus de femmes vivantes chaudes et douces, je n’éprouvais que dégoût et peur. Nous autres, fantômes, nous avons nos propres goûts et notre propre idée sur ce que vous appelez l’amour.

— Tiens donc, dit Sklifski avec un sourire. Un petit instant. Je reviens.

De nouveau, on entendit le verre tinter contre le verre. Dans le bleu de l’aube qui suintait à travers la nuit, Sklifski voyait clairement – yeux contre yeux – le visage de l’intrus de la vie : des paupières immobiles, le front enfoncé par les cuillères du forceps, la fente de la bouche visqueuse.

— Alors, votre avis, demanda Sklifski en se penchant vers le trou de la bouche qui remuait de nouveau – les battements du sang dans ses tempes, de plus en plus forts, assourdissait les mots.

— Mon avis se réduit à ceci : vous autres, les humains, vous ne vous rencontrez jamais. Vous ne faites qu’être là et épier les rendez-vous des spectres. D’abord, vous vous inventez les uns les autres. Celui-ci aime toujours dans celle-là une autre, un fantôme qu’il apporte de l’extérieur à son bonheur à deux dos et à quatre bras. C’est pourquoi chaque celui-ci, avant de s’abandonner à l’étreinte, protège d’une manière ou d’une autre celle-là qui n’existe pas de celle-ci qui existe. Le procédé le plus vulgaire : la nuit. La plupart d’entre vous aime dans le noir lorsque vous pouvez revêtir le mannequin couché à côté de vous d’un corps des plus extraordinaires et ce corps, d’une âme des plus fantastiques : le fantasme des fantasmes. Vos vagues attouchements nocturnes n’injectent-ils pas de l’illusion dans le cerveau, ne plongent-ils pas la réalité vulgaire dans une préparation de rêve, comme… Bref : parce qu’on invente l’autre, celle-ci met au monde des enfants. Et si…

— Attends, attends, dit Sklifski en lui coupant la parole, quelque chose de ce genre est déjà venu se frotter à mon cerveau. Il m’est déjà arrivé de penser – comme ça, par hasard – que l’acte d’amour, vois-tu, est une naissance à l’envers : on est étrangement attiré par le lieu d’où on est sorti à l’aide d’une pince. Ce n’est rien d’autre. Je crois que je m’embrouille. Ma tête bourdonne.

Aussitôt, collant presque son visage à celui de Sklifski, Fifka se mit tout près de son oreille. Des taches noires dansaient autour des yeux du docteur dans le bleu de l’aube, l’air bourdonnait, étonnamment brûlant, mais il saisit à travers les taches et les bruissements :

— Non, non, il faut justement que tu m’écoutes jusqu’au bout. Il en reste un peu tout au fond de la bouteille. Ne le renverse pas. Donc. Où en étions-nous ? Je parlais de mon attitude pratique envers l’amour. J’ai déjà dit que toutes ces femelles faites de chair froissée m’étaient étrangères et me faisaient peur. Mais sous le toit de l’atelier, derrière sept tournants d’un escalier en colimaçon, j’ai trouvé ce dont j’avais rêvé plus d’une fois derrière la porte de mon réduit étriqué : là-haut, il y avait un lieu où des modèles étaient conservés comme dans des archives. J’en possédais la clé. Il était rare que quelqu’un monte cet escalier grinçant pour voir ces simulacres de carton. Mais il fallait être prudent. Je choisissais toujours la nuit pour mes rendez-vous secrets, ce moment où il n’y avait personne dans l’atelier et où toutes les portes étaient verrouillées. Alors, une bougie à la main, je montais les marches en spirale : une fois la porte ouverte, je voyais des rangées d’êtres féminins unijambistes qui offraient sans mot dire les cambrures et les rondeurs mortes de leur corps à la lumière de la bougie. Je passais devant sans les toucher. Au bout de la rangée, à gauche, près du mur m’attendait la mienne. Posant la bougie par terre, je m’approchais d’elle, poitrine contre poitrine. Le tendre galbe de ses hanches froides glissait sous mes doigts, les rondeurs vides de ses seins se frottaient contre ma poitrine. Son pied unique grinçait, pitoyable et sans défense, et il me semblait… Mais tu comprends, ce qui m’attirait sur ce fil de rasoir qu’est la volupté ce n’était même pas cela, mais l’idée : pour qu’une personne naisse, il faut que deux vivants s’aiment, mais pour qu’une personne meure, écoute bien, il faut que deux fantômes s’aiment. Et donc.

— Attends, attends… – Doublegens-Sklifski s’agrippa au mur et voulut se relever mais les taches noires, de plus en plus nombreuses, formèrent soudain une ombre. Donc, tu es venu chez moi pour…

Un bref mouvement de la bouche de Fifka apparut à travers les trouées dans l’obscurité, mais les taches devancèrent sa réponse : elles se rejoignirent et… On pourrait d’ailleurs se passer du « et », un point aurait suffi. Mais la tradition – qui ne commence ni ne finit avec moi – exige une sorte de dénouement littéraire, des références à des sources. Soit.