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Le lendemain matin, les malades venus en consultation chez le docteur Doublegens-Sklifski, avec leurs hernies, leurs boutons et leurs abcès, attendirent longtemps en poussant des soupirs convenus et en jetant des regards en biais en direction de la porte : pas un bruit. Quelqu’un eut l’idée d’aller jusqu’à la fenêtre de la maisonnette où habitait le docteur, juste à côté : peut-être s’était-il endormi à moins qu’il ne fût parti. Après avoir regardé par la fenêtre une bonne minute, l’éclaireur fit des moulinets avec son bras comme appelant à l’aide. Un instant plus tard, plusieurs visages se collèrent à la fenêtre. La porte était entrouverte. Les gens entrèrent. Ils sentirent une odeur d’alcool et de sel de mercure. Le docteur gisait par terre, les mains toutes brûlées, la joue dans une flaque de sel de mercure à moitié évaporée. On le souleva : ses yeux étaient fermés, des inepties s’agitaient sur ses lèvres, tout son corps tremblait. Les patients se regardèrent et diagnostiquèrent un delirium tremens.

À vrai dire, il y a neuf ans, j’étais moi-même un patient du docteur Doublegens-Sklifski. Nous avions fait connaissance grâce à un éclat d’obus qui s’était enfoncé dans ma hanche. Le docteur Sklifski qui me soignait à l’époque, donnait l’impression d’un homme maussade qui fuyait la compagnie et les rencontres ; je ne pense pas qu’il se soit souvenu de moi dans les années qui ont suivi, mais moi, j’avais la mémoire plus longue : une sourde douleur, qui visitait de temps en temps ma vieille blessure mal soignée, entraînait toujours avec elle, sur les fils des associations, l’image du docteur Doublegens : un visage allongé, l’envol audacieux des sourcils, les lèvres cachées sous la moustache rousse pendante, une poignée de main rude et brève.

Tout récemment, en cherchant un nom dont j’avais besoin sur les listes de malades de l’un des hôpitaux moscovites, je tombai aussi sur un nom dont je n’avais pas besoin (ce que je crus sur le moment) : Doublegens-Sklifski. Après une hésitation, je décidai de passer voir le malade, d’autant plus que quelques portes seulement me séparaient de son lit. Sklifski me reconnut tout de suite, sa poignée de main était devenue plus douce et plus prolongée : ses yeux, enflammés et brillants comme chez tous les fiévreux non seulement ne me fuyaient pas, mais au contraire… En un mot : venu pour une minute, je restai deux bonnes heures jusqu’à ce que l’aide-soignante me chuchote à l’oreille qu’une longue conversation risquait de faire du mal au malade. Je sortis en promettant de revenir, car c’est justement durant cette visite que Doublegens-Sklifski avait commencé à me raconter sa rencontre avec le fantôme.

Lors de ma seconde visite, j’entendis la fin de l’histoire. Il est vrai que Sklifski, dont l’état s’était dégradé pendant les trois ou quatre jours où nous ne nous étions pas vus – ses yeux étaient comme entourés de cendres, son visage avait pris une teinte cireuse – parlait avec peine, par à-coups, perdant le fil, s’embrouillant. Malgré cela, une fois rentré, je me mis à écrire. Au début, mon récit avançait bien, mais ensuite, ma plume se heurta à des obstacles ici et là. Car nous autres écrivains, lorsque nous nous emparons d’un fait, nous le disséquons, nous y cherchons cette « ligne de correction » entre ce qui est et ce qui devrait être, pour reprendre les paroles du fantôme. Le coefficient de réalité du fait en question ne m’intéressait nullement : c’était la mauvaise construction du récit qui me désarçonnait. J’aurais voulu comprendre : l’humanisation progressive de Fifka, l’imperceptible glissement du fantomisme vers la téléologie, la transformation des causes en fins, était-ce inventé par Doublegens après coup ou bien donné de façon immédiate et inséparable du phénomène ?

Pour répondre à cette question, le plus simple était de retourner à la source. Mais on ne me laissa pas entrer dans la chambre de Doublegens :

— Impossible. Il va trop mal.

J’attendis deux ou trois jours et réitérai ma tentative. Sans poser de questions inutiles, je traversai le couloir de l’hôpital, me rendant à la porte que je connaissais bien. Elle était entrouverte. Je sentis une légère odeur de sel de mercure. J’entrai dans sa chambre : son lit était vide, parfaitement bordé et, sur la couverture, un oreiller bien lissé ; le carré blanc de la table de chevet – c’est tout. J’entendis des pas. Je me retournai : l’aide-soignante.

— Déjà ?

— Déjà.

En retournant à mon manuscrit, je me décidai, après quelques hésitations, à considérer cette histoire comme authentique : c’est Doublegens-Sklifski qui répond de chaque mot. Me rendre ce service ne lui coûte rien : il est mort.

1926

1 Le Retour de Münchhausen, Verdier, 2002.

2 Le Marque-page, Verdier, 1991.

3 Cette préface est entièrement nourrie des recherches de Vadim Perelmouter, de ses notes et précieuses analyses.

4 De l’éperdu, « Folio essais », Gallimard, 2005.

5 Robert Schumann a brièvement suivi les cours de contrepoint donnés à Leipzig par un chef d’orchestre et compositeur allemand nommé… Heinrich Dorn. Et il a vraisemblablement inspiré le thème de ce récit : pour améliorer sa dextérité, il avait mis au point un appareil lui immobilisant pendant les exercices pianistiques un doigt de la main droite. Celle-ci est finalement restée en partie paralysée, lui causant une profonde dépression et l’obligeant à renoncer à être un pianiste virtuose.

6 Arrondissement (all.).

7 En latin dans le texte.

8 Églises (all.).

9 Histoire générale de la nature et théorie du ciel, ouvrage d’Emmanuel Kant, 1755.

10 À l’époque (fin du XVIIIe), nous avions encore des sages, mais pas d’outils photométriques précis. Aujourd’hui, il y a des outils ultrasensibles, qui mesurent la brillance des étoiles, mais il n’y a plus de sages. Il en est toujours ainsi. [NDA]

11 Plus de lait (all.).

12 De l’espace et du temps (all.). « Espace et temps » est le titre d’une conférence donnée en 1908 par le mathématicien Hermann Minkowski.

13 Cette expression, désignant la révolution dans le langage de la propagande de l’époque (le brasier mondial de la révolution), fut reprise par de nombreux auteurs, dont Blok dans son poème Les Douze.

14 La même idée, exprimée en des termes similaires, fut exposée plus tard (une fois l’ordre rétabli) par Arthur Schopenhauer (Parerga und Paralipomena, 13, II). [NDA]

15 Ce n’est pas du tout un hasard si le Sage les a précédemment stigmatisés d’un aphorisme méprisant, [NDA]

16 Le centenaire de cet heureux événement fut célébré en 1904 par toutes les universités et sociétés savantes, [NDA] Le 12 février 1804 est la date du décès d’Emmanuel Kant. [NDT]

17 Pembroke : style de table de jeu anglaise.

18 Il s’agit en fait d’une ouverture appelée « la défense Philidot », très en vogue au XIXe siècle où l’avancée des pions était particulièrement risquée et la prise du pion (e5 x d4) souvent fautive. François-André Danican Philidor, grand joueur et analyste du jeu d’échecs, est l’auteur de la célèbre maxime « Les pions sont l’âme des échecs ».

19 Aux échecs, un joueur est dit en zeinot quand il arrive au terme de sa réserve de temps.

20 Jardin d’hiver (all.).

21 Avec leurs enfants et leur domesticité (all.).

22 Dans les maisons d’édition soviétiques, les poètes étaient rémunérés à la ligne.

23 Allusion à la création de l’Union des écrivains et aux premières tentatives de mise au pas de la culture qui passe par l’intrusion du langage bureaucratique dans le règlement des institutions littéraires.