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Il est difficile pour l’historien d’analyser la suite des événements. La panique monta progressivement et atteignit son paroxysme.

Les Kirchen déguerpissaient, accrochant au passage les toits en tuiles des petites maisons de philistins qu’elles renversaient avant de dégringoler elles-mêmes, la pointe du clocher dans la vase des lacs désertés par leurs eaux. Tout fuyait : mille-pattes – éléphants – infusoires – girafes – araignées. Les maisons avaient largué leurs fondations et les hommes, surpris chez eux par la catastrophe, perdaient la tête, la retrouvaient, s’emparant tantôt d’une citation inutile, tantôt d’une prière qui gisait les quatre mots en l’air (c’est dire la panique), se mettaient de nouveau à onduler de la toiture, tournant absurdement en rond à l’intérieur de leur moi.

Un détail : quittant l’appartement du Sage, l’armoire à livres, qui avait perdu un de ses gros pieds en bois tourné, se traînait en claudiquant sur trois pattes, laissant à chaque instant tomber dans la boue un livre aux pages ébouriffées. À l’intérieur de ces volumes, tout était également sens dessus dessous : à chaque ligne, des lettres, des syllabes, des mots se démenaient comme des fous formant des phrases et des aphorismes stupides (ou trop savants) dans des langues inimaginables.

On raconte qu’une bibliothèque entière s’était effondrée, écrasant sous une montagne d’in-folio le cœur d’un célèbre poète romantique. Et ce cœur, battant la chamade, se précipita hors de sa cage thoracique. Âmes dédoublées ; vaisselle brisée. La soupe qu’on apportait justement des cuisines dans un bol, comme toujours à cette heure-ci, pour la servir au Sage, se répandit sur le sol, chacune de ses gouttes désireuses d’atteindre au plus profond de la terre (avant qu’il ne soit trop tard), agrippant habilement les grains de sable occupés à se donner une grattée. Quant à la terre… La Terre « roulait, roulait, co-omme une po-omme » (la-mi-mi), heurtant d’autres planètes, rebondissant sur les anfractuosités d’un chemin pavé d’étoiles. Les flèches des cathédrales, les pics des montagnes, les pointes des obélisques et des paratonnerres tombaient comme des aiguilles de sapins secoués par la tempête. Les ébréchures et les épaufrures des tessons et des fragments lâchés par leurs objets dans cette pagaille cosmique adhéraient à toutes sortes de choses hétéroclites formant, l’espace d’un instant, des assemblages éphémères (les instants, eux, cherchaient à sauver leur peau en expulsant tout ce qui était superflu) : larmes humaines sur d’agiles pattes d’araignée, cœurs collés à l’oculaire d’un télescope etc., etc.

Le chaos ne peut pas se loger dans la fente étroite de ma plume.

Or, le chaos entra.

Dans cette précipitation, certaines personnes distraites avaient échangé leurs « moi » (pratique courante dans ces lieux de promiscuité psychique que sont la famille, les sectes, etc.) Certains individus, des fous à triple étage, avaient d’un coup dégarni les étages de leur déraison laissant les faits s’y engouffrer. La Raison, impassible, fidèle à elle-même, traita les faits comme des idéaux, tandis que les idéaux se mirent à penser comme des faits. À un moment, Dieu et l’âme, devenus palpables et visibles, se trouvaient à portée de main, tandis qu’une tasse de café (« mehr weis(11) ») apparut comme un idéal inaccessible. Le discours et la contemplation échangèrent leurs places. L’idée d’infini déserta certains esprits, comme tombée dans une crevasse ; d’autres perdirent la catégorie de causalité.

Des spirales émeraude tournaient à 300 000 km/seconde : c’était du lierre, qui tentait de s’extirper du monde dément.

Bientôt, la panique, ce raz de marée qui montait, éparpillé en une multitude de gouttes grêleuses, envoya ses embruns jusque dans les étoiles.

Les écliptiques vacillèrent.

Les rayons emmêlés en une pelote éblouissante, les astres éjectés de leurs orbites se télescopèrent, précipités dans l’orbitraire de Raum und Zeit(12) et le monde ne fut plus qu’un brasier(13) bleu et émeraude.

Les paraboles des comètes qui, comme on sait, conduisaient vers l’illimité, hors des espaces, et ceci de toute éternité, se mirent à ressembler à de grands chemins battus par des troupes en retraite.

Parsemés de paillettes d’astéroïdes et de météorites, soleils et planètes se pressaient près du sillon d’une comète, tentant de s’y aligner. Laissant choir dans le vide des humanités entières avec leurs religions et philosophies, ils s’étirèrent en un long collier bleu et blanc épousant la courbure de la parabole. Des volutes de poussière d’étoiles scintillaient au-dessus.

Lorsque c’en fut fini de toute brillance et que le silence et la paix eurent gagné le dernier atome inquiet, restèrent : le vieux Sage, l’espace nettoyé des objets, le temps nettoyé (des événements) ; plus quelques vieux livres reliés de cuir ou de parchemin.

Les livres ne craignaient pas que quelqu’un, un jour, pénètre leur sens.

Il ne restait plus au Sage qu’à décrire l’espace et le temps purs devenus affreusement vides, comme si, une fois dépouillés des objets et des événements, on les avait renversés pour les racler soigneusement. Ce qu’il fit.

Les in-folio attendaient. Sans se hâter, le Sage tendit vers eux sa main osseuse aux doigts longs et froids. Le jeu commença. Les in-folio cachaient leur mystère dans leurs pages décolorées à moitié collées. Ils chuchotaient une chose et en pensaient une autre. Le sens fuyait des lettres, s’égarait parmi les astérisques typographiques, les signes épars, cicéros ou nonpareilles, se drapait dans les excuses et les digressions, se dissimulait derrière les paraboles et les figures de style.

En vain. Patient et sans colère, le Sage cherchait la clé. Ouvrant le sens, page après page, porte après porte, il traversa toute l’enfilade des sections et des chapitres pour sortir de l’autre côté du livre.

Pendant ce temps, (mais peut-on parler du temps ?) un franc découragement régnait dans les milieux de l’émigration.

— Maudit orbitraire ! Qu’allons-nous devenir ? demandait notre vieille connaissance, l’armoire.

Elle avait perdu tous ses livres et un deuxième pied. Elle se traînait à grand-peine sur deux pattes.

— Nous allons rejoindre le néant, bredouilla l’âme d’un chargé de cours d’Iéna.

— Le monde ne sera plus.

— Il ne sera plus, reprirent les manuels de logique dans un bruissement de leurs dernières pages intactes.

On réunit d’urgence tous les mécanismes horlogers.

Une pénible atemporalité s’abattit sur eux.

Une harangue tic-taquée par une vieille horloge à carillon laissa entendre qu’en l’absence de temps, toutes les horloges allaient s’arrêter.

Or voilà qu’un brillant chronomètre genevois expliqua en termes et arguments philosophiques bien précis, en se référant à des autorités incontestables, que « n’étant pas un objet, le temps n’appartenait pas objectalement aux objets(14) ». Les mécanismes horlogers étaient des choses. Ergo : du fait de l’abolition du temps, engrenages, dentures et ressorts ne subissaient ni altération, ni déplacement, pas plus que le moindre entortillement ; les aiguilles des montres dont les ressorts ne s’étaient pas encore détendus pouvaient continuer de tourner comme si de rien n’était.

Des accusations de conservatisme et de conformisme pleuvaient.

Le chronomètre appela à une plus grande exactitude, y compris dans la manière de s’exprimer : « Pour que nous ne soyons pas en retard sur la catastrophe qui nous tombe dessus, ils veulent que nous cessions tous d’avancer. »