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« Ils venaient nombreux tu vois, plus nombreux chaque année, ils restaient des mois, certains ne supportaient pas et retournaient au bled, mais il y en avait qui ne partaient pas. Ils s’installaient, ils faisaient venir leurs femmes et leurs enfants, ils louaient des appartements dans les grands immeubles, ils achetaient à crédit, ils avaient des bagnoles. Moi je savais leurs noms, c’était moi qui avais rempli leurs dossiers. Ils avaient de beaux noms, Omar, Fadel, Ouled Hassan, Abel, Abdelaziz, Abdelhak. Et leurs femmes, je me rappelle, Aïcha, Rachida, Rania, Habiba, Aziza, Jamila. Mais chez Renault, à la direction, ils ne cherchaient pas à savoir leurs vrais noms, tous les hommes c’était Mohamed, toutes les femmes c’était Fatima. Pour les gens haut placés, même pour les chefs d’atelier, ces gens-là n’existaient pas, ils étaient tous pareils. Quand ça se savait qu’il y en avait un qui partait en vacances au bled, ils l’arrêtaient, ils lui disaient : tu n’oublies pas, Mohamed ? Tu me rapportes de chez toi un beau tapis, hein, un beau tapis, avec du rouge et du vert, en laine, de la bonne qualité. Tu n’oublies pas, Mohamed ? »

Il en a parlé déjà, de ça, et de sa vie. J’ai entendu des bribes, arrachées entre les cris et les klaxons des voitures qui s’embouteillent. Un jour il n’a plus supporté, il a donné sa démission et il n’est pas retourné à l’usine. Il a commencé à boire, c’était probablement avant que sa femme le quitte, et son fils n’a plus voulu le voir, il l’insultait, il le traitait de clodo, de soulo. Il a tout perdu, mais avec quelques économies, il a acheté une chambre sous les toits, à l’autre bout de la ville. Il n’a plus jamais exercé dans les ressources humaines, il n’a plus jamais trié les hommes sur le volet. Il a perdu son nom, il est devenu quelqu’un d’autre, un invisible qui passe ses journées assis sur un bout de trottoir à regarder les gens qui passent. Il est devenu Renault.

Il ne demande rien à personne. Il ne veut pas de pitié. Il ne mendie pas. Parfois, quelqu’un lui donne une pièce, ou bien un morceau de pain. Il y a une bonne sœur de la Médaille Miraculeuse qui lui apporte du café dans une Thermos, chaque matin. Sa vie, c’est le morceau de trottoir, devant la porte cochè-re condamnée, à côté de la banque et du distributeur de billets, juste là où je regarde. C’est son métier, son passe-temps, son histoire.

La jeune fille lui apporte aussi à manger, un sandwich, ou un fruit, elle les pose sur le trottoir à côté de lui, comme une offrande. Au début, c’est elle qui parle de sa vie, de son amour mort. Elle dit : « Vous savez, avec mon ami, c’était bizarre, je me demandais si j’étais normale. Je m’entendais mieux avec sa mère qu’avec lui, elle me soutenait, elle était de mon côté. Elle disait qu’il ne me méritait pas. »

Je les regarde, j’aimerais m’asseoir à côté d’eux, entendre tout ce qu’ils disent, comme si dans leur conversation il y avait un sens caché, la clé d’un mystère que je dois comprendre avant de m’éteindre.

Renault reprend son histoire des Couscous-tapis : « Leurs femmes, leurs filles, à l’usine ils ne leur demandaient jamais comment elles s’appelaient. Ils ne leur demandaient jamais, comment ça va chez toi, et tes enfants, comment ils s’appellent, quel âge ont-ils, comment ça se passe pour eux à l’école, est-ce que les autres sont gentils avec eux ? Ils ne leur deman-daient jamais s’ils avaient de bonnes nouvelles du bled, de la famille qui était restée là-bas, à qui les ouvriers envoyaient chaque mois un morceau de leur paie. Jamais, jamais.

Ils ne cherchaient même pas à savoir comment elles vivaient, leurs femmes, comment elles faisaient, loin de leurs parents, avec les enfants qui grandissent, les maladies, les soucis, la vie trop chère, comment elles faisaient pour lire les prix dans les boutiques, les noms des rues. Ils ne cherchaient pas à savoir comment c’était, dans leurs cuisines trop petites, sans air, sans lumière, dans des sous-sols à Marly, à Sucy-en-Brie, à Lagny, à Drancy. Ils ne leur demandaient jamais si ça leur manquait, le ciel bleu, le soleil, le vent, les copines qui viennent boire le thé dans la cour. Comment elles faisaient pour supporter le regard des gens d’ici, les épiciers de la cité marchande qui disaient d’un air entendu, pour se moquer, pour que tout le monde en profite : “Alors vous n'achetez pas mes beaux légumes, ils sont bons pour la fricassée” ou qui les appelaient, “Fatima !” Ils ne leur demandaient jamais : “Est-ce que tu suis des cours du soir pour apprendre le français, pour apprendre à lire et à écrire, pour pouvoir aider tes fils à faire leurs devoirs ? ” Jamais, jamais, ils ne pensaient jamais à elles, sauf quand ils avaient besoin d’une cuisinière, pour une réunion, un comité d’entreprise, alors ils disaient au mari : “N’oublie pas, tu dis à Fatima de nous préparer un bon couscous pour jeudi, comme ça on le mangera tous ensemble. Tu n’oublies pas, hein, un bon couscous, avec des brochettes, de la viande de mouton.” Tu vois, c’était comme ça, ceux qui partaient au bled rapportaient des tapis pour les chefs, et ceux qui restaient, leurs femmes préparaient le couscous pour les comités.

C’est pour ça qu’on les appelait Couscous-tapis. Mais personne ne cherchait à se rappeler leurs noms. Ils s’appelaient tous Mohamed, Fatima. Et quand ils s’en allaient pour de bon, il y en avait d’autres qui les remplaçaient. Ils s’appelaient Couscous-tapis. »

B12

Sèvres 02 fév 2000 18.00

Aminata. Je l’ai vue cet hiver pour la première fois, à l’heure des courses, mais je suis sûre qu’elle fréquentait cette boulangerie bien avant que je regarde.

Aminata est belle. Je trouve qu’elle est belle. Elle a un corps massif, fort, avec de larges épaules bien rondes, la poitrine haute et les hanches amples, de grandes mains aux doigts fuselés avec des ongles soignés, qu’elle ne peint pas mais qu’elle polit avec une peau de chamois. De beaux pieds aussi, longs et la plante bien à plat sur le sol. Sauf les jours de pluie elle est nu-pieds dans des sandales à fines lanières de cuir noir. C’est émouvant de voir ses pieds nus dans cette avenue grise où courent les voitures. Au bas de sa robe longue, ses chevilles sont fines et fortes, elles laissent imaginer la musculature de ses jambes, de ses cuisses, et ses fesses dures et hautes comme celles de la plupart des femmes africaines. Je dis tout cela dans le détail parce que je crois bien que j’ai été tout de suite amoureuse d’Aminata, la première fois que je l’ai vue entrer dans la boulangerie.

La banque est située juste au commencement des arcades, et de là où je suisj’ai une vue plongeante dans le couloir de la boulangerie qui brille de néons comme en plein jour. Le soir où j’ai vu Aminata entrer, mon attention était fixée sur un monsieur qui achetait un pain, et qui semblait avoir un problème. Soit il avait perdu son argent, soit il n’en avait pas et espérait que la boulangère lui ferait crédit. C’est une femme encore jeune et plutôt jolie, mais sèche, et elle regardait le monsieur sans argent du coin de l’œil tout en tendant la main sans sourire. Alors j’ai vu Aminata, elle a mis l’argent dans la main de la boulangère avec un geste vraiment royal, et j’ai senti malgré la distance l’onde de bienfaisance qui se dégageait d’elle. Le petit monsieur est parti presque sans remercier, l’air gêné, son pain serré sous son bras. Ne pensez pas que j’exagère pour rendre tout ça plus intéressant. Ça s’est réellement passé comme je viens de le dire.

Depuis ce soir-là, nous sommes devenues amies. Enfin, pas des amies comme on peut l’entendre habituellement. Simplement, à l’heure des courses, j’attends de la voir apparaître sous les arcades, à la boulangerie, ou un peu plus loin, devant la supérette où elle achète son lait et ses yaourts. Elle parle beaucoup aux gens, généralement à des femmes comme elle, des Africaines, des Antillaises qui viennent faire leurs courses avec leurs enfants. Je guette chacune de ses paroles, par moments j’ai du mal à comprendre, sa voix est couverte par les grondements des camions, roo, room, raa. Parfois j’ai l’impression que c’est à moi qu’elle s’adresse, par le truchement d’un voisin, d’une relation de quartier. Elle dit des choses très dures avec une voix claire, en riant, comme si c’était sans importance. A un taxi qui avait fait une remarque raciste parce qu’elle l’avait gêné dans sa manœuvre, elle a dit : « Tu ne dois pas mal parler des Africains, sinon un jour ils te donneront un coup de couteau et personne ne te regrettera ! »