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L’été est proche maintenant. Je le vois à la couleur jaune du ciel, à la lumière qui dure jusqu’à huit heures, neuf heures, il y a même des insectes qui volent au-dessus de ce monde de pierre. Les nuages glissent, ils effacent par instants le haut de la tour. Les trois enfants inventent des pays, des noms de rivière, des villes blanches avec des monuments et des jardins plantés de cerisiers, c’est l’Inde, ou plus loin encore, le Japon. C’est le Maroc, le Mexique, la Normandie, peut-être Dijon. Je crois qu’ils ne savent plus très bien eux-mêmes qui ils sont, d’où ils viennent. Ce sont des histoires qui donnent envie de rire et de pleurer, des histoires de solitude, d’abandon. Ils sont mes enfants, échoués au bord de la grande esplanade où glissent les patineurs, sous les fenêtres de la tour qui montent jusqu’au ciel rouge.

Un instant ils sont là, un instant ils sont repartis vers l’autre bout de la place, à la recherche de quelqu’un qui les écoute. Puis les voilà qui reviennent. Ils accompagnent trois femmes d’un certain âge, peut-être des étrangères. Ils leur parlent avec une sorte de fièvre, d’impatience, chacun cherchant à placer sa phrase avant l’autre.

Miguel : « Mon père est un diplomate, vous savez, nous sommes des réfugiés politiques, nous venons d’un tout petit pays, personne ne sait où c’est, même vous, vous n’en avez jamais entendu parler, ça s’appelle le Balouchistan. »

Leticia : « Nous avons dû passer par la Chine, nous avons pris un bateau à Shanghai, jusqu’à Hong Kong, moi j’ai travaillé là-bas comme mannequin, et puis quand j’ai eu assez d’argent, nous sommes venus jusqu’ici en avion. »

Porthos : « On vous jure, c’est la vérité, regardez, j’ai un tatouage chinois sur le bras. » Il montre un dessin de manga sur son biceps.

Les femmes se sont échappées, mais d’autres passants s’arrêtent, écoutent, ça fait un nœud qui tourne sur la place. Tout d’un coup, les enfants sont visibles, ils accrochent les regards comme une poussière d’eau sur une fourrure. « Nous sommes du Balouchistan, nous sommes des réfugiés, il faut nous aider. »

Il y a des gens qui donnent des pièces, d’autres qui se moquent. Les trois enfants racontent n’importe quoi, ils le disent avec tellement de conviction qu’ils doivent y croire eux-mêmes. Puis la nuit arrive, les lumières de la ville s’allument. Les passants sont plus rares, il y a des voitures de police qui rôdent. La tour va fermer. Alors les enfants s’en vont, je les vois qui courent sur la place, vers les escaliers, en gesticulant et en faisant du tapage. Ils arrachent quelques instants de liberté, quelques rires, des chansons, des morceaux de rêve.

Ils sont mes enfants perdus. Porthos a été chassé du CET où il préparait un CAP d’élec-tricien-électronicien. Quand son père a su qu’il était renvoyé, il a pris une carabine et il l’a menacé, et Porthos est parti si vite qu’il en a perdu ses chaussures. Leticia a eu un petit ami qui s’est fait prendre à vendre des barrettes, elle est partie de chez elle parce que son père voulait l’enfermer. Son frère est parti avec elle. Ils sont dans la rue presque tout le temps, ils ont pour horizon ces places, les lignes des immeubles, les couloirs du métro. Ils sont comme moi, lancés au hasard, à la recherche d’un miracle, à la recherche d’un être humain qui les écoute et les fasse vivre. Ils rebondissent de mur en mur, de regard en regard. Peut-être que je ne les reverrai plus, ils sont si fragiles. Ils dorment dans les gares, dans les hangars. Ils frôlent la mort, mais ça les fait rire.

Ils sont partis, la nuit tombe sur l’esplanade. Seules les voitures continuent de bouger, à la limite de mon champ visuel, à gauche, adroite, leurs phares allumés traînent sur la route. Elles emportent leurs cargaisons vers les portes, elles fuient le centre de la ville. J’aime bien le vide qui creuse sa vague. Quand vient la nuit, je peux enfin sortir de mon corps, entrer dans le corps d’un autre, d’une autre.

Tout s’apaise, se remplit, dans le genre d’une marée qui monte.

BAB 88

Babylone 19 mai 2000 20.00

Toujours à ma place, dans l’axe de l’entrée. De là, je peux voir jusqu’au plus profond du bâtiment, les rayons où s’accrochent les passants, les caisses éclairées comme des barques. De l’autre, les jardins, les arbres aux frondaisons noires contre le ciel clair, et j’entends les glapissements des merles que l’arrivée de la nuit angoisse. C’est un autre soir, encore un soir dans la série des soirs. Mon regard me brûle. Il y a des mois, des années qu’il ne s’éteint pas. Je dois sans cesse accommoder, ouvrir et fermer mon diaphragme, ma pupille est pareille à un cœur douloureux. La vie est une quête cruelle de la lumière, lumière des villes, lumière des déserts, lumière du sable qui emplit la bouche de ceux qui tombent. Lumière des rêves. Je ne peux pas dormir. Le sommeil est la paix, seuls les enfants éblouis et les amants rassasiés peuvent dormir, et moi je suis seule, je suis vieille et seule.

Rien ne doit m’échapper. Ni les mouvements des passants, ni les regards, ni les paroles, ni même les intentions. Je guette les passions et je ne trouve jamais que des intentions. Celui-ci, cet homme anonyme, vêtu d’un complet marron, qui porte une petite valise : a-t-il pensé à tuer ? Cet autre, une calvitie en couronne, des lunettes de myope à verres teintés, une encolure large : est-il un détective privé, chargé d’espionner une femme adultère pour le compte d’un mari décidé à ne pas verser un sou de pension ? Les caissières : rien ne doit m’échapper. L’une d’elles, fluette, nez pointu, des cheveux en chignon, je sais que chaque soir elle fait passer par une copine un Caddie plein de victuailles. Mais je regarde ailleurs, vers le fond, à l’instant où les prix s’affichent sur sa caisse. Le gardien est debout à l’entrée, il fume en regardant du côté des jardins. C’est un grand, la peau sombre, les cheveux coupés ras. Henri, j’ai retenu son nom. C’est étrange, comme nom, pour un vigile. Malgré son air féroce, il est doux comme s’il était encore dans son île natale, à Sainte-Anne, à regarder la mer.

Les chiffres défilent aux caisses, s’affichent. L’argent passe de main en main. 3.50 24.15 71.00 45.00 2.25 112.60 45 45.

Les morceaux de phrases, les mots hachés : krrwi, il y en a une krrr witwit des enfants exact moi je lui ai dit vislogram vsl la vérité je lui ai dit c’est ça wi enfin dhab dhob quoi krwa wit où ça jlislo vrai.

Les visages, les corps, chaque ride, chaque marque, le petit pli au bas de la bouche, sous la lèvre, les tendons du cou, les trois cassures sur la nuque près de l’occiput, les clavicules, les fossettes, le sillon entre les seins. Les mains, quelquefois si belles, quelquefois si ordinaires, l’attache des mains, les gestes. Les mains qui se renversent, les doigts abîmés par le travail, par l’eau savonneuse. Est-ce que je suis seule à répertorier, examiner, mettre en mémoire, et pour quel inventaire, pour quelle science ? Qui lira ma mémoire ? Est-ce que Vincent un jour retrouvera tout ce que j’ai préparé pour lui, tous ces itinéraires, ces plans, ces notes ?

Les scènes insensées, les scènes éclair. Peut-être pas insensées, mais qui veulent dire quelque chose juste pour un instant, et puis qu’il faudrait oublier. Une femme grande, toute vêtue de noir, qui attend debout devant la porte, son ventre gonflé par le bébé qu’elle porte depuis six mois. Son visage tendu dans la lumière des néons, très doux, très régulier comme une statue grecque, et son nom magnifique de Dalila. Elle reste là, sans rien faire, les mains jointes sous la pointe de son ventre, la tête légèrement penchée, et personne ne lui parle. Plus loin, au bord du trottoir, contre le grand jardin qu’ils ne regardent pas, un couple d’amoureux que je n’ai encore jamais remarqués, que je ne reverrai probablement plus jamais. J’entends des bribes de ce qu’ils disent, mêlées aux éclats des autos : « Mais si, kraaa, je veux rester avec toi. » Lui : « Moi jrrrren ai marre, witt dis ça et puis tu sors avec Ahmed. » Elle crie, et tout le monde se retourne, ils s’éloignent, ils reviennent, on dirait une danse : « Mais jte jure, Paul, rraaan avec toi wittwi suis bien. » Les moteurs hachent les mots.